Lettres à Divakar jusqu'à 2005

Lettres de Colette à Divakar Jusqu’à l’an 2005

Table of Matière

INTRODUCTION...........................................................................................................4 1981 .............................................................................................................................. 36 1982 .............................................................................................................................. 75 1983 ............................................................................................................................ 148 1984 ............................................................................................................................ 249 1985 ............................................................................................................................ 347 1986 ............................................................................................................................ 456 1987 ............................................................................................................................ 542 1988 ............................................................................................................................ 615 1989 ............................................................................................................................ 692 1990 ............................................................................................................................ 768 1991 ............................................................................................................................ 835 1992 ............................................................................................................................ 911 1993 ............................................................................................................................ 978 1994 .......................................................................................................................... 1034 1995 .......................................................................................................................... 1085 1996 .......................................................................................................................... 1150 1997 .......................................................................................................................... 1206 1998 .......................................................................................................................... 1277 1999 .......................................................................................................................... 1320 2000 .......................................................................................................................... 1350 2001 .......................................................................................................................... 1401 2002 .......................................................................................................................... 1451 2003 .......................................................................................................................... 1521 2004 .......................................................................................................................... 1563

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COLETTE

2004, FREHEL DE BRETAGNE

COLETTE JOHNSON JEANSON TZANCK

06-05-1913 – 08-04-2005

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INTRODUCTION

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J’ai eu la chance et la grâce d’avoir Colette pour mère physique. Je pense qu’il est objectivement correct de qualifier notre relation, son évolution, sa qualité et sa profondeur, de tout à fait exceptionnelles. Je peux dire avec certitude que depuis le moment de ma naissance, et même peut-être un peu avant, jusqu’au moment de son départ, la veille de mon 55 ème anniversaire, nous avons partagé de plus en plus, nous sommes de mieux en mieux accompagnés, avons pu célébrer de plus en plus clairement cette relation qui s’est approchée progressivement de l’amour véritable, sans qu’elle soit jamais exclusive. Le parcours de Colette, la trajectoire qu’elle a tracée avec sa vie, sont exemplaires d’une force tranquille en mouvement constant de progrès. Sa calme beauté sans esbroufe, son élégance naturelle, ont eu le caractère d’une permanence, d’une réalisation que rien ne pourrait plus altérer, pas même l’âge. Sa flamme, son goût de la vie, son respect spontané de chacun et de tous, sa liberté irréductible, sa loyauté inconditionnelle, son indépendance et son questionnement inconvertibles, sont certainement, pour les quelques êtres qui ont partagé avec elle le chemin, incomparables.

Quelques points de repère pour mieux appréhender ce parcours et cette trajectoire.

Colette est venue au monde en mai 1913, juste avant la première Guerre Mondiale, dans un « petit milieu » : presque tout en bas de l’échelle sociale. Son père fut donc bientôt appelé sur le front – la guerre des tranchées - où il fut assez gravement blessé pour être évacué et ramené au foyer. Il occupa plus tard différents postes d’employé (aux Galeries Lafayette par exemple).

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Sa mère faisait des travaux de couture ; d’origine bretonne, ce côté de la famille était plus fantasque : une tante rebelle qui mena sa vie selon ses propres règles, ouvrit toute seule une librairie à Saint Malo, mania les armes à feu et fit remuer les langues ; un cousin comédien, etc. Colette eut une enfance paisible et heureuse ; enfant unique, ses parents surent ne pas l’étouffer, et sa mère surtout, qui mourut encore jeune, fut pour elle une amie véritable. Elle a travaillé dés l’adolescence : à peine obtenu son brevet, il fallut bien qu’elle commence de gagner un peu d’argent et elle eut son premier boulot dans une banque, comme petite secrétaire. Elle fut mariée peu avant la deuxième Guerre Mondiale ; mais son jeune et nouvel époux fut appelé à joindre l’armée et ne revint qu’à la fin de la guerre, et Colette avait évolué au-delà de cette relation et, de part et d’autre, la décision fut prise de divorcer. Une question qui troubla Colette profondément durant toutes les années qui suivirent : comment lui fut-il possible d’ignorer si totalement, si effectivement l’existence des camps de concentration et le sort réservé à tant de millions de personnes… Mais elle vécut presque toute la période de la guerre dans Paris occupée et, si son père par exemple entendit jamais sur les ondes radio de telles informations, il ne lui en dit rien ; ses souvenirs de ces années sombres sont d’une sorte de longue privation – la disette -, mais sans être jamais exposée à l’horreur et la violence. Au cours de ces années et de celles qui succédèrent à la libération, elle s’aventura, à travers des amitiés, dans un milieu plus bohème et eut longtemps pour compagnon un artiste peintre qui lui voua une sorte d’adoration inconditionnelle.

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Elle eut plusieurs postes de secrétaire, et c’est dans cette fonction dans une maison d’édition qu’elle rencontra Francis, mon père physique : jeune philosophe, professeur agrégé, (de 9 ans son cadet) il était venu là au sujet d’un livre qu’il souhaitait publier. Il était alors un ardent disciple de Jean Paul Sartre. Il avait, lui, pendant la guerre, rejoint les forces anti- fascistes en Espagne, où il avait été incarcéré dans un camp de détention pendant près d’une année. Il avait découvert en lui-même, à la faveur de cette rude expérience, des capacités de dialogue et d’animation, de motivation et d’orientation, qu’il développa tout au long de sa vie au service de telle ou telle cause, mais toujours de l’émancipation de la personne individuelle au sein d’une société dont chacun se doit de devenir un participant aussi conscient que possible. Pour Colette, ce fut un autre horizon, éveillant en elle d’autres potentiels. Ils se marièrent quelque temps avant ma naissance. Pendant mes 6 premières années, de 1950 à 1956, nous vécûmes à Pigalle, au pied de la butte Montmartre dominée par le Sacré Cœur. Colette avait eu un accouchement si difficile et douloureux qu’elle résolut de rédiger un livre qui illustrerait et enseignerait une technique nouvelle de respiration et d’accompagnement – « L’accouchement Sans Douleur » -, livre qui fut bien utile à un très grand nombre de femmes. Colette et Francis ensemble rencontrèrent à cette époque beaucoup d’ « intellectuels » parmi les plus anti- conformistes – tel Jean Genet qui venait souvent nous rendre visite lorsqu’il faisait ses tournées à Pigalle, et l’affection qui se forma alors entre lui et moi, enfant de 4, 5 et 6 ans, ne s’est jamais effacée - ; mais aussi, autant dans le quartier même que dans leurs voyages, ils se prirent d’une amitié profonde pour un certain nombre d’Algériens, et

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pour leur juste désir et besoin de recouvrer une dignité et une vraie indépendance pour leur pays entier. Ils écrivirent ainsi ensemble un premier livre sur la question algérienne : « Notre Guerre ». Puis ils commencèrent d’aider plus activement et plus pratiquement au soutien de cette entreprise. Francis, pourtant très occupé par la rédaction de ses livres – tel « Le Problème Moral et la Pensée de Sartre » - et la direction d’une collection aux Editions du Seuil, dans laquelle il publia lui-même deux ouvrages, sur Montaigne et sur Sartre, s’engagea plus particulièrement, avec son besoin de sens et de cohérence, dans une action qui devint bientôt, par force, clandestine. Colette avait alors à sa charge, un garçon de 6 ans, un père retraité et trop affaibli pour contribuer à la cagnotte, et une femme d’une cinquantaine d’années, Mamie, une bretonne de Saint Briac qui s’était prise de dévotion pour moi quelques années plus tôt et avait choisi de nous suivre et de vivre avec nous, s’occupant de moi et des besoins de la famille, à demeure. Nous vivions alors dans un petit appartement de la rue Henri Monnier ; il fallait bien me mettre à l’école – bien que tout le monde se soit appliqué déjà à m’apprendre à lire et écrire -, et pouvoir couvrir toutes les dépenses. Nous déménageâmes alors dans un pavillon assez délabré, dont les étages étaient occupés par d’autres familles, au milieu d’une sorte de parc presque abandonné, où se trouvaient un ou deux autres pavillons, en bordure d’une plus grande forêt, au Petit Clamart, tout près de Paris. L’école où je devais me rendre se trouvait à 2 ou 3 kilomètres de marche. Colette allait et venait chaque jour à son travail officiel, au volant de sa petite Citroën Deux Chevaux – et parfois se rendait clandestinement ici ou là, dans d’autres véhicules, pour des tâches ponctuelles.

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Elle travailla ainsi, par exemple, assez longtemps, pour une Association qui souhaitait promouvoir l’amitié entre le peuple français et les peuples soviétiques (« France URSS »). L’énorme avantage de ce lieu où désormais nous vivions était la liberté et la beauté naturelle ; si nous étions presque pauvres, nous avions cependant l’entier loisir de ces espaces où croissait une profusion de roses sauvages et de pivoines entre les buis, les cognassiers et les arbres forestiers, et nous disposions d’une grande verrière entièrement recouverte d’une glycine, dont le parfum est demeuré à jamais dans nos vies. Francis faisait de rares, « héroïques » apparitions en grand secret ; il était alors activement poursuivi par les polices gouvernementales – la DST particulièrement – et il fut éventuellement condamné par contumace à de très lourdes peines. Ou bien il s’arrangeait pour que Colette et moi puissent le rencontrer – lui, le Chef du Réseau de Soutien au FLN – incognito dans quelque restaurant discrètement huppé où il arrivait en Mercedes et versait du whisky sur le « steak tartare » dont il avait la recette exclusive, et j’avais alors pour interlocuteurs attentifs tel ou tel membre du réseau, et souvent des femmes éplorées qui aimaient se confier à ma patiente écoute… Il arrivait aussi, lorsque je fus considéré assez mûr (vers l’âge de 10 ou 11 ans) que l’on me munisse de faux papiers d’identité pour aller seul en Belgique ou en Suisse retrouver Francis ; c’est ainsi que je rencontrai Christiane, qui fut sa compagne jusqu’à la fin de ses jours. Puis une nouvelle charnière opéra dans la vie de Colette, dans notre vie. Elle avait rencontré René, qui venait d’un tout autre milieu. Elle eut un grave accident de voiture au retour d’une mission clandestine, suivi de longs mois d’immobilisation à la merci

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des interrogations de la DST qui n’hésitaient pas à pénétrer notre habitation à leur gré. Elle s’était intéressée à la psychanalyse. Pour René ce fut l’occasion ou la conjoncture – peut-être alors inespérée – de prouver une place plus importante et permanente auprès d’elle. En 1962 nous déménageâmes à nouveau : cette fois dans un appartement atelier, plus bourgeoisement meublé, rue Campagne Première, à Montparnasse et, bien qu’ils ne purent se marier officiellement que des années plus tard, nous allions donc vivre avec le nouvel époux de Colette – qui s’était pris pour moi d’une affection assez considérable, quoique ambivalente. Et j’entrai au Lycée Montaigne. René venait d’une famille juive d’une classe sociale bien « supérieure » ; son père, Arnault Tzanck, avait été un « grand homme », ami proche de Léon Blum et l’un de ces grands médecins chercheurs qui laissèrent leur marque sur les générations suivantes. Il « découvrit » la transfusion sanguine et créa la première banque du sang. Il écrivit un essai très remarquable par la profondeur et la clarté de son questionnement : « La Conscience Créatrice ». René, fils unique, hérita donc d’une charge assez lourde, celle de ne pas faillir à l’exemple que la vie de son père avait projeté. Il devint à son tour médecin et chercheur et tint les rênes du Laboratoire de Recherche Sanguine et de la Banque du Sang à la Salpêtrière à Paris, des années durant, au cours desquelles il côtoya de grands professeurs et chercheurs. René avait une intelligence qui pouvait être fulgurante, un humour qui pouvait être très fin, une sorte de capacité intuitive dont il ne savait quel usage faire, et une personnalité complexe et contradictoire, avec une forte tendance au nihilisme ; mais il dévoua à Colette une passion de chaque instant, jusqu’au dernier.

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1962 fut aussi l’année de la naissance de mon petit frère, Olivier, né de Christiane et de Francis. Notre famille s’était donc ramifiée simultanément des deux côtés, et la qualité de chacun de ses membres fut telle que cette nouvelle constellation ne fit que se renforcer et s’approfondir avec le temps. Alors que Francis était issu de la petite bourgeoisie bordelaise, Christiane venait d’un milieu protestant presque aristocrate ; ce fut la seule de mes « parents » à avoir jamais reçu une éducation religieuse, mais il s’agissait beaucoup plus en fait d’une tradition éthique : son père, André Philip, se joignit au gouvernement en exil formé par De Gaulle à Alger, puis occupa de nombreux postes officiels tout le reste de sa vie, et sa famille entière, originaire du Massif Central, recueillit des juifs et des résistants. Colette avait été élevée dans une sorte de saine absence de croyance et un respect naturel des valeurs morales fondamentales. Francis de son côté n’avait pas la moindre disposition à s’en remettre à aucune croyance, ce qui ne l’empêcha pas, au contraire, d’établir de véritables dialogues avec des gens de foi. René, lui, se déclarait agnostique ; sa famille juive n’était ni traditionnelle ni pratiquante, et ce qu’il avait vécu et observé des maux que la conviction religieuse pouvait causer l’avait rendu plus que sceptique. Christiane fut donc la première d’entre eux à avoir une sorte d’expérience tacite de la réalité de la foi. Christiane était venue à Francis à travers sa participation au réseau (qui recrutait volontiers l’aide et l’assistance ponctuelle de nombreuses personnes civiles, pour héberger momentanément des membres du réseau par exemple, ou accompagner l’un d’eux au passage d’une frontière, ou préserver des documents ou même de l’argent) et s’y était engagée entièrement ; mais elle avait déjà trois enfants à sa

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seule charge – Jean Yves et sa sœur jumelle Chantal, de deux ans plus jeunes que moi, et Yannick le cadet. Jean Yves et moi nous reconnûmes sans même y penser, plus frères que si nous avions le même « sang » ; Olivier fut donc notre petit frère commun. Bientôt vint l’amnistie de tous les condamnés, lorsque l’indépendance de l’Algérie fut proclamée, et Francis put retourner à une existence publique. Malraux lui demanda alors de coordonner et d’animer la naissance et la création de la première Maison de la Culture du pays, qui se trouva à Chalon, où il vécut donc avec Christiane et les 4 enfants plusieurs années. Colette, de son côté, s’orientait vers la profession de psychanalyste, à laquelle elle avait accédé à travers sa propre psychanalyse, qu’elle termina, selon les règles, sous contrôle. Ce développement lui ouvrait un nouvel espace de réflexion, en même temps qu’il lui permettait de préserver son indépendance et d’évoluer selon son propre rythme et ses propres termes. De plus, et ce n’était pas la moindre motivation, elle souhaitait pouvoir subvenir à mes besoins sans faire appel à René, car elle comprenait instinctivement que mon chemin serait différent et que je ne supporterais aucune imposition de quiconque. Je montrai vite, en effet, des signes de malaise, de tension, de quête, d’une sorte d’anarchie et d’intensité qui débordait des ornières. L’adolescence était visiblement un inconfort, et les études me retenaient à peine ; je n’étais « bon élève » que pour la rédaction d’essais. Je tins bon pourtant jusqu’à la classe de seconde, pour laquelle je dus entrer au Lycée Henri IV, derrière le Panthéon. Puis je décampai.

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J’ai retrouvé des lettres de Colette datant des années 60 à 64 ; la lettre qui suit date probablement (l’enveloppe est perdue et Colette indique seulement le jour) de la fin de l’année 1962, et reflète assez clairement à la fois le tourment que je lui causais et l’engagement (le pari) qui était le sien dans une certaine orientation essentiellement fondée sur la confiance et la reconnaissance de l’autre :

« Samedi, Mon petit animal chéri, Voici donc la plus longue lettre promise.

Et je réfléchis qu’elle sera la dernière. Déjà ! Elle te parviendra vraisemblablement mardi. Le lendemain c’est fête. Le surlendemain, tu arrives. Je voudrais t’écrire sur un sujet un peu sérieux : parce qu’il me semble que, par lettre, ça portera mieux, ce sera inhabituel ; et que tu pourras peut-être – dans ce cadre qui te plait, parmi tes joies de liberté, en cette fin d’année (pourquoi pas ?) faire marcher ton ciboulot ½ heure et me comprendre. Enfin, dernière précaution oratoire, ce que j’ai à te dire, qui n’est pas nouveau, je te le dirai avec toute ma tendresse, ce qui n’est pas nouveau non plus. Il s’agit de ton carnet trimestriel, que j’ai reçu il y a quelques jours. Mon chéri : il faut que tu comprennes tout ce que je t’ai dit. Car j’ai raison. Redoubler, c’est une chose. Mais qui, en aucun cas, n’a de raison de s’accompagner d’un laissez aller, d’un refus. Tu fais un mauvais calcul (J’entends bien que tu ne le fais pas exprès ; mais c’est un mauvais calcul quand même !). Il faut que tu te ressaisisses. Tout le monde a de mauvaises périodes de travail. Tu n’es pas le premier, ni le seul dans ce cas ! Simplement, il faut que tu acceptes de m’écouter. Il ne s’agit pas de savoir si j’ai ou non de la peine. La question n’est pas là.

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Je crois d’ailleurs qu’elle est en partie dans ce fait : je t’ai trop gâté. Tu n’as pas rencontré assez d’obstacles, ni de difficultés. Et en ce moment, tu n’admets aucune difficulté, aucune autorité. J’ai choisi – profondément – d’être avec toi totalement mère et de te donner les joies que ma mère m’a données. Je ne le regrette pas. Seulement je pense que tous les deux ensemble, toi et moi, nous allons tenter de dépasser victorieusement les inconvénients de cette situation. Nous devons faire la preuve que ce système de gâteries, d’indulgence, est bon. Il faut que je t’aide jusqu’au bout. Mais il y a à cela une condition : c’est que tu me permettes de le faire. Que tu comprennes et appliques cette chose tout à fait évidente : que la vie est, aussi, - et heureusement – pleine de tâches, de difficultés. C’est à les surmonter que la psychologie et le bonheur d’un individu se structurent. Si le nourrisson ne rencontrait pas d’obstacles, il ne vivrait pas (cela, je te l’expliquerai). Il faut qu’avec toi nous fassions rendre au maximum l’énorme avantage que représente l’amour dans la vie d’un enfant. Tu as en plus la joie de vacances agréables, de camarades qui te plaisent. Une vie heureuse ne peut être qu’un alliage entre le travail et le reste. Que tu as. Alors ? Je suis persuadée que nous y arriverons. Réfléchis bien à tout cela. Ne crois surtout pas qu’il n’y a rien à réfléchir là-dessus. Au contraire. Et je pense qu’un cadre nouveau, que la neige, peuvent favoriser un petit moment de réflexions, qui sera la

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meilleure conclusion, la meilleure appréciation de 12 jours qui me paraissent avoir été parfaits. Finis bien tes vacances, mon chéri. Tu dois être très beau avec l’anorak. N’oublie rien en faisant la valise. Tu as reçu ce matin une carte du Val d’Isère de Carole. Rien de nouveau. Je vais reprendre mon travail. Hier nous avons dîné agréablement chez les Meunier. Je pense beaucoup à toi. Et j’ai hâte bien sûr de te revoir. Tout le monde, il t’embrasse. Et moi, ma Bête jolie, je t’embrasse comme je t’aime, C. » Ci-dessous, je reproduis deux autres lettres qui datent d’une ou deux années plus tard, à titre d’exemple et d’indice de notre relation. « Mardi 9-7-63, Mon trésor chéri, Sans doute sais-tu bien la grande, grande joie que m’a donnée ta lettre de dimanche. J’aime ce que tu m’écris, ce que tu as pensé du « Procès ». J’aime que tu me parles ainsi de toi à travers quelque chose que tu as vécu. Il me semble alors que tous les horizons s’ouvrent devant nous. Et que nous pourrons dialoguer tous les deux … jusqu’à ma mort. Te parler de moi, ce serait en ce moment à partir de mon roman. Je dis : ce serait, parce que je désirerais beaucoup t’en parler, en discuter avec toi. Cela me passionne, m’inquiète (il semble vraiment de règle que tout auteur se dise par moments « et si tout cela était mauvais »). Je crois en tout cas que ma bonne idée est de faire de mes difficultés un des aspects essentiels de mon histoire.

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Si tu veux : ce sera l’histoire des bonheurs et avatars d’une femme en train d’écrire son autobiographie. Et du coup cela me permet d’écrire une partie importante de ma vie (de la recréer, de la réinventer car je pense que le passé est insaisissable) mais aussi d’imaginer des situations nouvelles. Ce dont je ne me croyais pas vraiment capable. En réalité, je trouve là une utilisation concrète de ce que j’apprends par ailleurs en psychologie. Et mon projet, c’est de manier la psychologie de façon à rendre les évènements et les êtres plus sensibles encore, plus sensuels. Mais je n’ai guère de discipline et écrire c’est aussi par instants une contrainte. … Je viens de rentrer d’une bonne séance de gymnastique chez Suze. On a beaucoup parlé aussi : de son travail surtout, qui lui plait. Ce que tu me dis de Stéphane m’ennuie parce que l’atmosphère doit être moins agréable Je crois aussi que tu vois juste à son sujet… Méfie-toi simplement de ne pas « l’inhiber » à propos des filles. Peut-être joue-t-il en partie le jeu du personnage mou et paresseux pour ne pas avoir à affronter près de toi l’univers des filles … (Stéphane était alors et depuis plus d’une année mon plus proche ami ; âgé d’un an de plus que moi, nous avions ensemble découvert notre sexualité et étions alors très attachés l’un à l’autre, sans comprendre clairement ce qui nous arrivait). Je vois que tu t’entends bien avec Mamy. A propos du buffet, je ne comprends pas … ses arguments… Car, précisément, ce que j’espérais c’est qu’elle fasse trier ce qu’elle veut garder et qu’on le range ailleurs. Vois ça ! … Hier l’émission d’Etienne (le père de Stéphane) sur la mémoire… était excellente. … Tout à l’heure ou demain je pars à la conquête de marinières, etc., du coiffeur, et tout et tout. Et je t’arrive vendredi soir.

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Si par hasard nous n’étions pas là, ce serait à cause d’une panne. En aucun cas tu ne dois t’inquiéter. Je croyais qu’il faisait beau depuis plus longtemps. Débrouille-toi pour commander ciel bleu/soleil. Je suis heureuse, heureuse de te revoir. Et je t’embrasse, moi aussi, grand comme ça, Ta C. » Plus tard ce même été 1963, j’étais allé retrouver Francis et Christiane à Fiesole, au-dessus de Florence, où nous séjournâmes chez des amis de Francis – riches bourgeois intellectuels et fantasques qui possédaient une vaste propriété (demeure ancienne et jardins à terrasses sur le haut de la colline) -, séjour durant lequel je me vis offrir un rôle dans un film assez « téméraire », par son metteur en scène en visite, sur le sujet de l’homosexualité des adolescents, « Les Amitiés Particulières » (rôle pour lequel un autre garçon fut finalement choisi, mieux motivé et préparé que moi), et parallèlement reçus également les avances d’une jeune femme dramatique, la fille aînée de la maison, qui m’introduisit à l’intimité. Je viens de recevoir ensemble tes deux lettres de jeudi. Tout à l’heure, au dîner, je vais appeler Florence pour avoir des nouvelles plus fraîches. J’espère vous obtenir. D’ici là je veux t’envoyer vite ce mot et te dire, encore, à quel point je trouve que tu exprimes avec une extraordinaire sensibilité tout ce que tu vois, ressens, expérimentes. Beaucoup de choses en effet se passent près de toi. Et je comprends ton plaisir à voir la confiance que t’exprime Christiane. Tu vois, mon trésor, je crois que nous allons avoir à nous dire beaucoup de choses aussi tous les deux. J’ai envie d’aborder avec toi certains problèmes que tu comprendras tout à fait dans la mesure où ils ne vont plus t’apparaître abstraits. « Lundi 26-8-63, Mon Ange chéri,

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Comme je vais le dire tout à l’heure à Christiane, il n’y a aucune inquiétude à avoir pour l’accident de Michel (pseudonyme utilisé pour désigner Francis, qui venait de se casse la jambe). Et pour l’argent, nous allons chercher autour de nous une manière de leur obtenir un prêt… … Toi, mon chéri, ne t’inquiète pas pour tes cauchemars, ni pour ces sursauts (très habituels, tels que tu me les décris, dans le monde du rêve). Après tout, le climat général dans lequel tu es plongé peut parfaitement surexciter une énergie intérieure qui se décharge sous cette forme. En langage de psychologie cette décharge est, aussi, bénéfique. Mais j’aimerais beaucoup que tu prennes de l’aspirine plutôt qu’un tranquillisant. Mon Ange, rassure Michel. Embrasse-le bien tendrement pour moi. Et Christiane. Nous passerons de belles, bonnes, douces vacances. René t’embrasse. Et moi aussi, comme je t’aime, Nichka. » Lorsque finalement je quittai le Lycée Henri IV, à l’âge de 14 ans ½, Colette fit de son mieux pour ne pas s’alarmer, et apprendre plutôt à accompagner le mouvement avec autant de confiance que possible. Et il est vrai que, malgré mes efforts pour vivre mes frasques diverses à distance, certains incidents se produisaient parfois dans son environnement immédiat (comme le jour où je m’ouvris les veines et une artère du bras gauche, et seule la présence d’esprit de René et son savoir-faire me sauva) qui ne pouvaient que l’inquiéter quant à l’avenir.

Je commençai alors de voyager, et de chercher mon chemin ici et là.

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Colette et moi rencontrèrent, dans le cadre d’un cours d’études par correspondance, une femme bien intéressante, passionnée d’antiquité – des Grecs et des Romains -, extrêmement cultivée, dotée d’un humour décapant, qui s’offrit bientôt à jouer le rôle d’une préceptrice, avec une amitié qui devint, pour elle comme pour moi, une référence et un recours. Et avec elle aussi je fis quelques voyages. Mais j’étais à la recherche d’un chemin plus substantiel. Je m’intéressai à divers itinéraires traditionnels, j’étudiai même, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, côte à côte, les textes et les pratiques des cathares et la connaissance cosmologique et psychologique de la tradition Bambara, suivant la classe de la grande ethnologue Germaine Dieterlen (nul besoin de brevet pour se joindre à cette Ecole !). Je mentionne cette errance et ces tâtonnements parce qu’ils furent partie intégrante du cheminement de Colette, qui ne pouvait alors que se tenir prête à aider, témoin et amie discrète, et l’encouragèrent à développer une confiance profonde et une perception plus directe des êtres et des choses. Je m’intéressai de plus en plus à la « spiritualité », mais avec un besoin de réponse dans la vie, dans la matière. C’était une époque, à la veille de 1968, où une pléthore de « chemins » et de leurs représentants s’offraient à tout venant, parfois invitant à user d’accessoires, tels le cannabis, le hashish, la mescaline ou le LSD. Je m’y essayai parfois. Je faisais de petits boulots, un peu de journalisme, et voyageais le plus souvent possible, surtout au Maghreb et au Moyen Orient. J’apprenais à tisser, à travailler le cuir, les perles, et j’écrivais – deux longs textes poétiques furent ainsi brûlés quelques années plus tard.

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J’étais en mesure de dire à Colette que je percevais et sentais comme la présence d’un maître, ou d’un « soi » supérieur au-dessus de ma tête, et je pense que mes mutations successives ne semblaient pas menacer indûment mon équilibre mental, car elle n’eut pas trop de difficulté à accepter cette orientation. Ainsi je me tournai vers l’Inde. Une première fois je m’en fus seul sur la route, eus mes 18 ans à Messhad, une petite ville très religieuse en Iran le jour d’un spectaculaire pèlerinage, me fis tout voler, continuai malgré tout, pour me retrouver épuisé par une violente hépatite à Delhi en pleine chaleur de mai 1968. Il fallut bien que Colette me rapatrie ! Pourtant, sitôt que j’eus récupéré quelque vitalité, à la faveur d’une retraite en Bretagne, je repartis en Israël à la rescousse d’une compagne… Vint enfin 1969, et les choses commencèrent de s’éclaircir ; l’impulsion devenait plus solaire et le cœur plus large et les rencontres plus significatives. Je parvins à Pondicherry, à Mère et Sri Aurobindo. J’avais trouvé mon ancre, ma source et mon chemin. Ce fut pour Colette assez rude : je lui demandais tout à coup d’accepter un dépaysement total, un bouleversement de toutes les mesures et tous les repères connus, pour quelque chose qu’elle ne pouvait s’empêcher de redouter – étant donnée l’efflorescence ubiquitaire de sectes de tous acabits, les méfaits des drogues, et l’engouement suspect pour tout ce qui était « oriental » de la part de toute une « jeunesse » en mal de motivation. Mais petit à petit, par le moyen de nos lettres, elle en vint à une sorte d’acceptation de principe, c’est-à-dire qu’elle se déclarait prête à suivre l’expérience tant que je lui laissais la porte de la communication ouverte.

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Et finalement elle s’apprêta à venir en Inde me rendre visite et faire elle-même l’expérience de cette réalité qui m’avait, semblait-il, brutalement happé ! Colette avait un peu voyagé : en Algérie, naturellement, et en Union Soviétique et dans quelques pays d’Europe, mais l’Inde, que l’on appelait encore « Les Indes », c’était un autre univers, dont l’image publique moyenne était alors plutôt redoutable, sinon effrayante. J’allai donc la recevoir à Bombay, en mars 1970, pour amortir le choc de la foule indienne avec un séjour dans le luxe raffiné du Taj Mahal Hotel. Arrivés à Pondicherry, Mère arrangea de même tout son séjour dans le Guest-House qui lui conviendrait le mieux, par son confort et la courtoisie de son hôte. Et Colette se trouva donc aux pieds de Mère et reçut Ses Bénédictions le jour de mes 20 ans, quand Mère me nomma « Divakar ». Nous avions de longues conversations : la première période fut très éprouvante, car tout lui sembla d’abord contraire à sa nature et à ce qu’elle pourrait ou souhaiterait jamais vivre. Puis, assez soudainement, vers le milieu de son séjour, elle se détendit, et cette détente la rendit réceptive, et même la chaleur intense d’avril lui parut tout à coup presque vivable, sinon agréable. Et elle reconnut la profondeur de mon choix et le respecta. Et elle commença de rencontrer tel ou tel aspect de Mère et de Son travail, ou telles de Ses paroles, qui l’atteignaient directement, par la force simple de leur évidence, et elle devint sensible à l’atmosphère même de Mère, à ce dynamisme plein d’amour et de « bon sens ». Quelque temps plus tard, je dus revenir en France ; et j’y vécus à nouveau trois années, à l’exception d’un assez long périple en Afrique avec un compagnon et ami rencontré aux pieds de Mère, Krishna (Ahmed M’zali, originaire du Sud marocain).

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Il sembla peut-être à Colette, au moins durant la première partie de cette période, que je trouverais une manière d’exprimer et de vivre, en France même, la philosophie, le chemin, le yoga que j’avais découverts auprès de Mère. Je dus d’abord régler mes affaires militaires. Je me fis exempter pour cause de fragilité psychologique : il ne me fut pas difficile de m’identifier, le temps d’un examen par les médecins de l’armée, à une personnalité vulnérable et incapable de se soumettre à la discipline requise, pour cause de désordre « psychique » ; j’étais de plus muni d’un certificat médical approprié que notre ami Paul avait préparé pour l’occasion. Puis je retrouvai quelques proches amis, en rencontrai de nouveaux et bientôt nous formâmes une « commune », dans une demi ruine entourée de bois et juchée juste au-dessus d’une petite rivière, non loin de Vézelay. Colette et moi pouvions donc nous retrouver assez souvent. Son propre travail et sa recherche sur les sentiers de la psychanalyse répondaient à ses besoins de progrès et d’indépendance, et elle y faisait des avancées inattendues, étant donné son manque d’ « éducation » et de « culture », et commençait, sans le chercher, tranquillement, à se faire un « nom » dans le milieu de la Société freudienne. Cependant, il n’était guère possible de ne pas s’inquiéter un peu de mon « avenir », et il devenait de plus en plus visible et sensible que je n’étais ni « heureux » ni « satisfait » loin de la présence physique de Mère – loin de l’Ashram et d’Auroville. Je n’avais pas la fibre du « meneur » ni du guide, et je tenais plutôt à m’éloigner de toute relation qui tendrait à exacerber le petit ego. En outre, le travail de Mère prenait une place de plus en plus centrale dans la vie de ceux qui m’étaient réellement proches. Plusieurs de mes amis s’en furent à Pondicherry, un ou deux pour de longs séjours.

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Et Jean Yves décida d’y aller à son tour et y vécut toute l’année 1972, et eut la possibilité de voir Mère dans Sa chambre, brièvement. Et ce fut pour lui aussi radical que pour moi : il avait trouvé son chemin, il fallait maintenant y marcher. Fin 1972 je me retirai de toute entreprise commune et me concentrai pour une dizaine de mois sur la traduction du poème épique de Sri Aurobindo, « Savitri » ; je m’installai dans la petite chambre sous les combles, au-dessus de l’appartement de Colette et René. J’y travaillais tout le jour et ne voyais plus que quelques très proches amis. Ce fut la dernière longue période de nos vies où Colette et moi partageâmes le quotidien. Il devenait évident que je repartirais bientôt en Inde, probablement définitivement. A la fin de l’été 1973, je partis pour une longue randonnée en haute Provence, à pied, travaillant dans des chantiers de volontaires, pour aguerrir mon corps en préparation du travail physique à Auroville (je n’en avais aucune expérience et je n’étais pas ce que l’on appelle un « sportif », mais seulement un bon marcheur). Puis les choses s’intensifièrent ; je sentis qu’il était temps. Tandis que la fois précédente j’avais gagné et trouvé suffisamment d’argent par moi-même, cette fois j’étais sans le sou, et Colette m’offrit le billet d’avion et de quoi vivre les premiers temps. Juste une semaine, je crois, avant mon départ, la télévision (ORTF à l’époque) demanda à Francis de réaliser devant les caméras un entretien avec ses deux fils à propos d’Auroville, de la Mère et de Sri Aurobindo. Jean Yves et moi, sans y penser vraiment, acceptèrent : c’était une bien belle manière d’être ensemble dans nos choix.

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Le 5 Novembre 1973, depuis la Bretagne où elle était allée se reposer quelques jours, Colette m’envoya des pétales de roses, avec ces mots : « Du jardin, où j’ai trouvé plusieurs roses corail et rouge, une, rose, deux boutons de roses jaunes, quelques œillets, une belle fleur jaune, et beaucoup de paix et de lumière, Pour toi, C. » Puis, le 10 Novembre, Colette, Tatiana et Jean Yves m’accompagnèrent à l’aéroport : je n’emportais qu’un sac de cuir à l’épaule. Que serait l’avenir ? Nous n’en savions rien. Mais Colette avait pleine confiance. Le 13 novembre j’étais de retour à Pondicherry. Le 14 je joignis les bétonnages en cours pour la construction du Matrimandir naissant, au milieu d’un plateau désert de terre orangée. Le 17 novembre au soir, le cœur de Mère cessa de battre. Quelques semaines plus tard, Colette me télégraphia le décès de Mamy (qui avait probablement compris qu’elle ne me reverrait plus).’Un peu plus tard elle m’écrivit la nouvelle d’un grave accident de voiture arrivé à Francis et Christiane, alors qu’ils s’en revenaient d’une projection privée, à Paris, de l’entretien télévisé que nous avions enregistré avant mon départ : Francis s’en sortit presque indemne, mais Christiane eut les genoux et le bassin brisés. Il lui fallut une endurance et une volonté assez formidables pour retrouver, malgré les pronostics des médecins, l’usage complet de ses jambes, et elle eut à souffrir des genoux jusqu’à la fin de sa vie.

En 1974 je m’installai définitivement à Auroville.

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Je pense que ce ne fut qu’en 1975 que Colette put venir me rendre visite dans la hutte que nous partagions à plusieurs, à Sincérité, non loin de notre chantier, le Matrimandir.

Puis, elle revint chaque année.

Je ne me souviens pas pourquoi je n’ai gardé aucune de ses lettres jusqu’en 1981, où comment je les aurais perdues. Ces années qui suivirent la disparition de Mère furent pour les premiers Aurovilliens une période cruciale qui mit leur loyauté à l’épreuve et les obligea à une intense et difficile vérification de leur choix. Il leur fallait en même temps apprendre à se diriger et à naviguer entre les diverses agences corruptrices de l’entreprise d’Auroville – internes et externes -, et à trouver à chaque pas des solutions pratiques à des situations presque impossibles, tout en essayant de retrouver, chacun et ensemble, la présence de Mère, le Guide intérieur. Colette, dés qu’elle put constater la profondeur et l’ampleur de la gageure qui nous était offerte, et mesurer par elle- même la créativité et la force évolutrice qui agissaient et travaillaient sur nous, en nous et par nous, se sentit à son tour sollicitée. Elle observa avec un certain émerveillement la concrétisation de potentiels surprenants : moi qui n’avais aucune discipline, n’avais en quelque sorte presque rien appris, voilà que je me mettais à construire des maisons, à travailler dur sur un chantier spectaculaire dans des conditions physiques exigeantes, à créer un vaste jardin, à organiser des équipes, à cuisiner… Elle rencontra d’autres Aurovilliens, dont certains lui devinrent très proches, et leur contact et leurs expériences respectives confirmèrent pour elle l’extraordinaire souffle de progrès et de devenir que portait Auroville. Et, devant l’évidente pénurie qui fut la nôtre durant de longues années – nous manquions de tout -, elle put concevoir sa participation à l’expérience en termes concrets

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et pratiques : si elle pouvait faire en sorte qu’au moins un Aurovillien soit soutenu économiquement de manière à contribuer plus pleinement à la croissance d’Auroville, cela lui offrait une motivation de qualité supérieure pour exercer son travail et « gagner des sous ». Et ainsi son nouveau métier de psychanalyste prenait pour elle un sens et une dimension qui l’enrichissaient d’autant. Durant ces années, Colette se « précisa » considérablement. (Alors que je rassemble ses lettres dans ce document, je suis frappé par le mûrissement et l’affermissement de son écriture, par exemple, qui devint très harmonieuse et régulière et unique, tout en étant toujours nette et lisible.) Francis et Christiane, de leur côté, purent venir me rendre visite à Sincérité une première fois en 1979, et ce fut très intense pour eux deux. Une partie de leur séjour fut dédiée à des entretiens enregistrés que Francis eut non seulement avec moi mais avec plusieurs Aurovilliens. Jean Yves, lui, vint me retrouver en 1977 une première fois ; mais il n’était pas prêt à tout laisser déjà, et ce ne fut que bien plus tard, dans les années 90, qu’il put enfin s’installer à Auroville, à Sincérité.

Quelques autres de mes proches vinrent tenter l’expérience, mais presque aucun d’entre eux ne demeura en Auroville.

Je n’ai retrouvé qu’une note manuscrite de Colette antérieure à 1981 :

« 1979 – 1980

Pour la Victoire d’Auroville, - Notre Victoire à tous, notre Joie.

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Et pour l’accomplissement de toutes tes aspirations, de tous tes vœux.

Je t’embrasse tendrement,

Colette. »

Puis, je n’ai préservé ses lettres qu’à partir de la fin août 1981. Pourquoi, je n’en sais plus rien. Il est possible que jusque là, j’aie entretenu l’opinion qu’il serait absurde de s’alourdir des traces extérieures de ce qui était désormais « passé », et qu’il était préférable de faire place nette à mesure que l’on avance, et de ne rien encombrer, ni personne. Et je dois dire que je suis à présent partagé. Je pense que l’élément déterminant pour moi à présent – en 2010 – dans l’effort de réunir toutes ces lettres est le sens de rendre hommage à une qualité d’amour et de progrès qui demeurent, autant que j’ai pu en juger, bien rares dans ce monde.

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COLETTE ET DIVAKAR, CAP FERRET, 2004

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COLETTE, CAP FERRET, 2004

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COLETTE, MATRIMANDIR, AUROVILLE, CIRCA 1980

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COLETTE, À LA PORTE DE SA MAISON A SINCERITE, AUROVILLE, CIRCA 1985

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COLETTE, MATRIMANDIR, CIRCA 1985

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COLETTE, SINCERITE, 1997

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AJNEYAM AURAGNI - 2004

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AJNEYAM AURAGNI – RUE CAMPAGNE PREMIERE - 2006

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1981

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Jeudi 10-8-81 Les Prévôts

Aimé,

Hier ta lettre du 9… … J’ai un immense, immense plaisir et bonheur à savoir que Diane est à Sincérité avec toi… Bien sûr, je n’oserais dire que les obstacles sont souhaitables (encore que je n’ai jamais compris qu’on puisse croire à leur inexistence par la seule vertu du désir de vivre ensemble). Mais en tout cas, les avoir éprouvés pour les surmonter, c’est quelque chose de très fort. Dont les effets sont profonds (cet acquis dont je te parlais) : une profondeur, une richesse pour toujours, quoiqu’il arrive ensuite. Ça, j’en suis convaincue. J’espère que les « remous » de l’opinion vont … vous foutre la paix ! … Satisfaction à lire l’ « os » sur lequel sont tombés les complices de Shyamsundar. Quand les falsifications, les tricheries, les irréalismes apparaissent au grand jour et s’effondrent peu à peu, c’est bien le signe que les axes réels, vrais, justes tissent de plus en plus leurs réseaux. Que cela, néanmoins, soit encore trop étroit, comme tu le ressens si fort, je l’imagine volontiers. Ce qui doit être difficile en effet, pénible, c’est cette inégalité, ce décalage entre les consciences. Ces espaces incomparables. Celui auquel tu es parvenu est certainement plus vaste que bien d’autres. Mais comment faire l’économie de ces différences ?!

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En attendant l’accession à des paliers communs laissant ouverte la singularité de chacun ?

Et le plus difficile à mes yeux, le plus ingrat, c’est cette tendance moralisatrice recouvrant et masquant quelques intérêts « réactionnaires » à tous les niveaux…

Je pense en tout cas que, chacun dans cette singularité dont je te parle, Diane et toi parcourez le même chemin.

Ici, les nouvelles, oui, plongent dans un gâchis – ici et dans le monde. Et il y a de quoi se soucier à propos de ce que l’avenir réserve au gouvernement en France. Mais je crois très fort en même temps que … l’impossible doit être atteint pour que le possible d’un autre chemin apparaisse.

… Voilà, je voulais te dire mieux que jamais combien et comment je t’accompagne.

… Et te dire aussi que j’ai bien aimé que Christiane ait eu ce besoin d’aller vers toi. Une conversation au téléphone, récemment, me fait deviner quelle lettre elle t’a écrite. Je crois qu’elle vient de faire une expérience – qu’elle l’a abordée d’une manière bien centrée en effet (c’est bien ce mot « centré » que tu utilises : un bon repère). Ici, eh bien les jours passent, coulent. Une jeune fille des environs vient chaque jour faire le ménage. En fait, nous restons très facilement à la maison. On y est bien. Et par tous les temps. Quelques promenades parmi toutes celles que nous aimons. Les mêmes, donc, toujours différentes cependant selon les heures, les saisons, les rythmes.

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Hier, après un frugal déjeuner, nous sommes allés à Paramé prendre le café sur la digue ; puis par la plage, sur le sable dur, pieds nus, nous sommes allés flâner dans Saint Malo ; retour pieds nus jusqu’à la voiture ; et puis … Dinan, où nous avons dîné sur le joli port. De retour, j’étais étourdie par cette diversité si profonde. Aujourd’hui il pleut, une petite pluie toute fine, et par la fenêtre grande ouverte la campagne laisse affleurer des nuances de bien-être (ces nuances que je verrai à Sincérité bientôt). bouleversements du climat partout en France, cette belle plage de Chateauserein est méconnaissable : c’était, à marée très basse, les étendues, découpées, à perte de vue ; mais le sable était, partout, recouvert d’algues vert clair ; ces prairies marines sont douces et étranges. Et, comme toujours, par cet indissoluble lien, la présence d’Auroville s’étendait là, confondue et concrète. Le Saint Malo d’été est de plus en plus étonnant : des chanteurs, excellents, des guitaristes qui jouent du Bach, une atmosphère libérée et en même temps discrète, des fleurs – un contraste avec les évènements politiques mondiaux… … Envie de te faire partager un spectacle, nouveau celui-là : sans doute à cause des tempêtes récentes et des

Voilà. Je t’aime et je t’embrasse,

Colette.

***

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Les Prévôts, Vendredi 28-8-81

Aimé,

Hier ta lettre, - ta belle lettre du 17.

Décidément, ce que tu m’écris m’apporte, m’apprend beaucoup de choses, toujours. Souvent, tes mots – c’est-à-dire la pensée concrète qui est là, au-dedans d’eux – agissent comme des révélateurs extrêmement présents et concrets. Ainsi j’apprécie beaucoup ta réponse… Ce que tu me dis du travail au-dedans – ce Réel ; de l’apprentissage à Etre ; et de leurs effets (l’unité, l’harmonie), il me semble tellement que ça, je puis le comprendre. Et, justement, parce que c’est vrai et réel. Alors c’est simple, ce qui ne veut évidemment pas dire que le travail ne soit pas long, difficile, étouffant. Mais cette « simplicité », il me semble que c’est, entre autres, ce que Mère a voulu exprimer, faire découvrir, de plus en plus. Alors, que tu sois en attente, en besoin, je trouve que c’est vraiment bien. … Je voudrais maintenant te dire ce que je pense de la terrasse (aux Prévôts, Colette a tenté d’aménager une petite terrasse dans la pente du toit en ardoise, devant la fenêtre du grenier qu’elle a transformé en grand studio) . Et d’abord, c’est très important, ta présence m’aide à prendre les bonnes décisions, ton souhait d’être là agit à distance.

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En fait, et cela rejoint ce que tu penses, cette terrasse a été faite par petits bouts, « en amateur », sauf un dernier travail d’étanchéité. Je suis furieuse de m’être laissée avoir, alors que, profondément je pense que lorsqu’on en a les moyens financiers, il faut savoir dépenser : j’ai toujours su qu’il y a certaines économies qui sont ruineuses ! Bon ! Je veux faire un dernier test : boucher le tuyau d’écoulement, remplir d’eau, attendre plusieurs heures. Si, comme c’est très probable, rien de fâcheux n’arrive, alors on a bien repéré toutes les fissures du pourtour. Une chose en tout cas est satisfaisante : à l’occasion de ces avatars, on a vu la nécessité de refaire les joints extérieurs (avec du beau mélange ciment et sable doré). J’avoue que le bien-être de Francis travaillant sur cette terrasse ou, le soir, étendu dans la chaise longue sous le ciel étoilé, m’a confirmé dans le désir de tout tenter pour la sauver. Christiane, non, elle ne vient pas : beaucoup de travail en retard pour elle, surtout à cause de quelques jours difficiles, Chantal ayant « terminé » sa période troublée sur des paroles très dures à son égard ; elle en a été très touchée et déprimée. (Chantal vient parait-il à Paris, abandonnant tout le monde pour un danseur !) … N’oublie pas de me dire quand tu auras besoin de cacao. Aucun problème pour moi ; vous êtes 2 et puis avec le sport (que dis-je, l’athlétisme !), ça creuse, non ?!

Beaucoup de tendresse, avec toi,

Colette.

***

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Jeudi 10-9-81

Aimé,

My duty will begin again next Monday! Nous sommes cependant rentrés mardi dans la journée : c’est bon pour moi d’avoir un peu de temps pour la reprise… … Et puis, cela ne t’étonnera pas, cela a été très bénéfique pour moi que nous soyons restés tout l’été sans bouger. Je ne sais pas bien comment dire, mais c’est comme quelque chose de très constructif et fort en moi. Tout cela est une ligne – Auroville, les Prévôts - ; je le savais bien, mais c’est comme une manifestation très, très tangible. Et la décision d’entreprendre ces travaux … joue sur cette impression de force concrète : en même temps que le fait d’être restée à la maison m’a justement permis de prendre cette décision. J’attends les devis pour la semaine prochaine ; à ce moment-là je te dirai tous les détails de ces travaux. Mais à vrai dire, je crois bien que je les réaliserai. D’ailleurs, j’ai le sentiment d’avoir sauté le pas : cette corvée qui consiste à libérer totalement le bas de la maison – décrocher tous les rideaux, les plier dans les armoires, monter les meubles, protéger ceux qui sont dans le cellier, etc., du boulot ! Pas envie de le recommencer ! Alors ! Je comprends bien tout ce que tu me dis sur l’ajustement entre Diane et toi. Et je comprends aussi qu’elle ait besoin de trouver le travail qui pourra concrétiser votre expérience, et lui apporter son, ses rythmes.

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