Tome 2 Défaire les murs et aller

Défaire les murs et aller

Tome 2

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aum namo bhagavate

srimiraaravindaye

namah

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Noms

Les résidents

Zeidr – la thérapeute *

Vrit – le chercheur, l’enquêteur *

Nat – l’artiste peintre – et narratrice *

Tan – le musicien et compositeur *

Svanil – la voix et le chant *

Cleïm – le jardinier *

Sémion – l’enfant autiste *

Jul - l’équipementier *

Jen – la gymnaste *

Gomat - le danseur et le mime *

Fran – l’artisan *

Tohar – l’architecte et historien *

Martin - l’inventeur et mécanicien *

Gan – le fils de Nat et Tan, chercheur biologiste

Gaur – la fille de Nat et Tan, chercheuse physiciste

Yaël – le technicien et arboriste *

Kayne – l’explorateur de l’invisible *

Dia – la documentariste des sens subtils *

Loïs – le modéliste *

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Les enfants

Le Mont – le plus âgé, l’aîné *

L’Etoile – sa sœur cadette *

Améthyste - la jeune fille brune *

Le Marin – le gringalet *

Ruffian – le costaud *

Blanche – la plus menue *

Faucon – le rouquin *

Chardon – la toute frisée *

L’Archer – le gamin au profil d’ange *

Tocsin – le petit bronzé *

Violette – la petite aux cheveux de jais *

Le Rai – le petit dernier *

Autres adultes : Les membres du Conseil Régional

H.

S.

L.

Léa, la fermière

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Neuvième vendredi

Ce matin après l’aube tu courais, courais, tu courais dans le vent, pendant que je m’étirais – jusqu’à ce qu’à bout de souffle tu me rejoignes au bord de la falaise et t’étendes, ta tête nichée entre mes cuisses, haletant puis tranquille. Je ne sais si la nuit m’a porté conseil ( !) mais c’est comme si j’étais soulagée d’une décision prise, quand je l’ignore donc, de poursuivre cette chronique, ce journal des petits pas dans l’avenir, comme se faufilant entre tous ces destins bien peu attrayants qui rivalisent pour occuper la conscience des humains, ou la dominer, la convertir, la diminuer, l’endormir, la dévoyer… Donc, me voici dispose et patiente et contente avec toi dans le vent du petit matin, prête pour cette journée nouvelle sur notre navire – et telles sont donc les premières lignes de ce second tome de notre aventure sans nom. Aujourd’hui, selon la première partie de ce carnet de bord maintenant consignée aux soins de Vrit, est ainsi le neuvième vendredi : faut-il garder cette dénomination – et pourquoi pas ? L’avantage que je lui trouve est le rythme, ce rythme absolument sûr et perpétuel des révolutions de la Terre sur elle-même, alors même qu’elle suit son cercle autour du soleil et que tout l’univers et tous les mondes s’ordonnent à une échelle de temps qui pour nous parait éternelle. Et ainsi presque neuf semaines se sont écoulées depuis que j’ai curieusement ressenti le besoin de « déposer nos traces » : l’écriture était un champ d’expression inconnu pour moi, qui m’intimidait et me semblait peu fiable, ou trop rigide, trop

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déterminant, obligeant à mille rectifications, retouches et nuances pour espérer y refléter le sens même de ce que l’on souhaite communiquer ou partager ; de m’adresser à toi ouvertement m’a aidée à constituer petit à petit une sorte de milieu capable de progrès. Et ces presque neuf semaines de notes, dont la direction même a évolué, sont désormais entre les mains attentives de Vrit notre chercheur et notre expert de la Toile , jusqu’à ce qu’il leur trouve un site et des canaux de diffusion ; ce n’est pas chose facile, et nous ne souhaitons pas nous laisser enfermer dans une catégorie ou une autre ; si notre expérience ici sur la presqu’île concerne d’autres individus et d’autres groupements, nous souhaitons les atteindre ou les rejoindre sans frontières ni appellations, de consciences à consciences sur la route de ce monde. A l’heure des questions du jour, après l’exercice des enfants, Tohar a invité chacun à commenter sur le projet qui s’est récemment formé en nous d’une présentation sur le thème du partage ; au début, seuls quelques enfants s’y étaient activement intéressés et tu les accompagnais chaque jour, avec Gomat et Svanil et Loïs, dans leurs préparations et le mûrissement de leur inspiration ; puis graduellement nous nous y sommes tous engagés et à présent nous réalisons qu’il n’est aucunement requis de nous presser, mais plutôt d’y contribuer l’essence même de notre travail ensemble. Tous ont accueilli cette perspective comme un souffle plus profond et plus sûr, dissipant une effe rvescence presque encombrante et s’ouvrant à une participation de chacun, plus tranquille et plus exigeante en même temps.

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Cet après-midi trois des enfants ont travaillé dans mon atelier avec une concentration toute particulière : je leur ai demandé, chacun à tour de rôle, de prendre une pose dont les deux autres devraient simplement inscrire le tracé sur leur feuille, à l’aide d’un fusain ou de charbon ou même d’un crayon, afin de capter et de transcrire comme la force et l’esprit du mouvement indiqué par la pose ; je leur ai suggéré qu’il pouvait y avoir deux mouvements simultanés, car celui de l’intention et celui du corps pouvaient différer, et qu’alors ils devraient peut -être effectuer deux tracés pour être exacts. Ils ont fait l’exercice plusieurs foi s, chacun se rendant compte des crispations et des inhibitions de son corps, ainsi que de la superficialité d’observation qui régit la vie quotidienne ordinaire. Et pendant ce temps je retrouvais ces notes comme pour la première fois, presque aussi hésitante et incertaine, mais peut- être plus sensible encore à la tourmente qui œuvre dans le monde et toute l’atmosphère de la Terre ; je ne sais pourquoi ni comment, m ais ma conscience physique déborde d’impressions, Mais il y a une autre sorte d’anxiété qui opère, qui est bien difficile à décrire, qui sem ble résulter d’une incapacité de notre conscience humaine à intégrer des vérités d’ordre, d’ampleur et de qualité différentes : l’on a bien des expériences, des perceptions, des réalisations même, ou en tout cas des révélations qui changent à chaque fois notre compréhension de la réalité , et à chaque fois c’est une vérité qui devient évidente d’elle -même, sans contradiction, entière, puissante, et si simple et vaste et « décapante » en même temps ; puis s’en vient une autre ; puis encore une autre ; et pourtant la conscience véritable d’intuitions et de questions, dont la plupart ont trait à l’impossibilité devant laquelle l’humanité est arrivée.

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n’est jamais morcelée, ni partielle, c’est l’appareil ou l’instrumentation du mental qui subsistent et nous empêchent d’accéder à la vivante complémentarité de toutes ces vérités.

Par exemple, dans l’alphabet de la Conscience, la première vérité est l’unité de tout ce qui est. Et la seconde est que chaque être est non seulement unique mais situé à un degré particulier de l’évolution intérieure. Alors déjà, du point de vue de l’entendement intellectuel, qui a besoin de juger, d’ évaluer et de ranger, la pratique de ces deux premières vérités peut bien nous déconcerter, tels que nous sommes, encore prisonniers et otages de la séparation. Un autre exemple : chaque plan d’existence, dans la mesure où il trouve une réceptivité sur la Terre, produit un déterminisme singulier et ainsi exerce une influence plus ou moins importante sur les conditions de la vie terrestre, et cette action peut se mesurer par sa vélocité et sa capacité d’expansion. Mais plus on s’approche de la source et plu s l’action est rapide, jusqu’à sembler immobile à notre perception. Egalement, plus on approche des constituants de la matière et plus on observe cette rapidité instantanée, comme l’illustre cet instant créateur de la conception.

Mais où donc est-ce que je veux en venir ?

C’est qu’aujourd’hui, si l’on est bien attentif et tranquille – sans peur ni souci, sans chercher d’explication, juste là, juste le besoin

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ou l’aspiration à saisir, à discerner, à s’orienter -, on peut identifier nombre de déterminismes agissant sur les êtres et les circonstances ; il faudrait cependant être dans sa conscience plus grand que la Terre pour pouvoir apprécier les mouvements de forces dans leur juste proportion et leurs impacts sur la destinée de l’h umanité. Mais quoiqu’il en soit, demeure cette vérité : que tout, tout cela et tout ce qui nous échappe, est contenu par la Conscience ! Bon, maintenant c’est l’heure de la collation, la dernière de cette semaine puisque nous sommes déjà vendredi et les enfants vont rentrer « chez eux » et ne reviendront que lundi : nous avons devant nous deux pleines journées de concentration libre ! Et ce soir, après notre « assemblée » de réglage quotidien, je te lirai ces bribes et cela m’apaisera et m’aidera à placer tout ce ferment qui m’habite !!!

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Neuvième samedi

On se tient.

De ton sourire et de ton étreinte vaste et paisible tu m’encourages à dire un peu ces vérités – comme je l’ai abordé hier ; il n’y a pas d’ordre facile, je les énonce sans méthode ni programme et, ainsi, cette vérité que je souhaite « effleurer » est sans doute la porte du plus grand des mystères : « tout est en tout » ! Et pourtant cela semble, dans ces instants d’ouverture à la vraie conscience, absolument simple et évident ; et c’est une impossibilité (mentale) de cet ordre que les récentes recherches en physique quantique doivent admettre comme un fait fondamental – comme si l’infinité des possibles était accessible en tout ce qui est, partout, en tout point, à tout instant, par-delà le temps comme par-de là l’éternité – constamment. Ou, pour tenter de le dire autrement, c’est comme si il y a, à la base de tout, est-ce un état, une puissance absolue, indifférenciée, contenant tout, toutes les expressions, toutes les manifestations, tous les éléments, toutes les possibilités d’associations et de combinaisons et toutes les dimensions – et que l’on peut accéder à cet état en tout point et en tout ce qui est, en traversant tout ce qui est, que ce soit au suprême sommet ou à la fondation. L’intelligence la plus éprouvée reste en arrêt !

Aujourd’hui nous somme s plus libres de communiquer entre nous ; alors que nous essayons jour après jour de mieux nous

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ouvrir et d’être plus disponibles, nous essayons aussi de mieux déchiffrer les signes et les marques de la grande bataille – ou de la grande mue. Kayne et Dia, qui sont nos éclaireurs dans les mondes contigus, ces plans subtils qui participent intimement à notre réalité physique commune, observent une extrême activité de sources multiples, qui nécessite une plus grande vigilance et un plus sûr discernement, à tel point qu’ils éprouvent plus que jamais la nécessité d’une protection effective. Ils nous ont un peu dit ce matin les difficultés qu’ils rencontraient, en particulier la constatation d’une sorte de voile actif de confusion, comme un voile intentionnel ou un brouillard qui s’insinue et se répand partout où il n’y a pas suffisamment de centrage - tout en préférant ne pas s’appesantir pour ne pas y donner plus d’importance.

Ces jours- ci me vient ou m’arrive cette bizarre… impression, sensation, intuition ?... que tout le monde triche !

Et qui, en fait, ne triche jamais ?!

L’impression que c’est la porte ouverte à la domination du mensonge… Comment expliquer ? Chacun de nous triche un peu, un tout petit peu, ici ou là, pour toutes sortes de bonnes raisons, par habitude, par politesse ou déférence ou confort, et même par sens pratique, et cela nous semble la plupart du temps inoffensif et seulement utile ou préférable. Mais si l’on aspire vraiment au changement, à la conversion de la conscience physique, on s ’aperçoit que cette habitude ou cette indulgence ordinaire et « sans conséquences » nous lient et nous

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retiennent et nous empêchent de nous offrir et constituent des place-fortes de tout ce qui ne veut pas changer : cela est de plus en plus visible et perceptible dans la conduite des hommes sur la scène du monde ; de petites compromissions en fléchissements et ajustements et atermoiements diplomatiques ou diversement intéressés, les situations périclitent et les prédateurs les plus déterminés trouvent le champ libre. Cet après-midi, Sémion et moi avons pu nous retrouver silencieusement comme nous l’aimons, pour aller ensemble au ravitaillement, en poussant le chariot à tout de rôle à travers le bois et jusqu’aux fermes ; mais aujourd’hui nous avons quand même un peu parlé ! C’est qu’il commence à trouver son rythme et son vocabulaire – en tout cas auprès de nous – et la man ière dont il s’applique et fait résonner chaque mot comme une musique qui doit exactement correspondre à ce qu’il porte vers l’autre est une leçon ; son corps d’adolescent se délie et s’affirme aussi, avec une joie très paisible et attentive, grâce en partie à tout le travail qu’il acco mplit avec Gomat, mais pas seulement : car, en fait, je vois que toutes ses activités parmi nous sur la presqu’île sont pour lui autant d’occasions de préciser sa présence physique au monde : il y a quelque chose de très émouvant et de très comblant dans ce développement graduel, une intégration qui est un enseignement ; ainsi, de l’ « autisme » certifié, il aborde une riche et juste expression de soi, simplement parce qu’il se trouve dans le milieu qui le lui permet. Et auprès de lui, je retrouve un peu de cet élan, un élan de tout l’être physique pour manifester plus de perfection, d’ exactitude, de fidélité, un don de soi en avant, confiant.

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Oui, je ne sais à quoi attribuer cette muette résolution, quelque part dans ma conscience corporelle, qui n’attire pas l’attention mais se tient droite, comme une détermination indicible à devenir – devenir quoi, ce n’est aucunement formulé, devenir dans le vrai, selon le vrai, par le vrai, pour le vrai… ? Et parfois, désormais, il me semble deviner ou percevoir le même … mouvement ?, redressement ?, souffle ? – dans nos autres corps ici… Cela n’a besoin d’aucuns mots, et surtout d’aucunes pensées, c’est très familier comme un parfum ou une brise d’un pays d’origine – un pays de force tendre et de liberté toujours neuve… Le soir va tomber ; alors que nous revenions avec notre chargement et que Zeidr et Yaël s’approchaient pour nous aider à tout ranger – dans la chambre froide sous le tertre et derrière la cuisine -, nous pouvions déjà entendre la voix de Svanil et les so ns du violon et de l’harmonium nous inviter à retrouver tous les autres pour notre concentration dorénavant journalière : c’est un moment qui nous devient précieux, comme si nos appels et nos progressions respectifs s’ajustaient ensemble à une même Force sûre et souveraine.

J’y vais maintenant et te lirai ces lignes plus tard.

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Neuvième dimanche

C’est un jour gris, le gris de la perle ou de l’opale, très calme et l’air y est vif et actif, comme un bain de repos vivifiant, que nous avons presque tout entier passé sur le triangle devant l’océan, chacun s’en éloignant seulement pour des tâches ponctu elles – une journée entre parenthèses que nous apprécions pleinement ; ce lieu même est une bénédiction, qui engage le corps et le soutient et l’énergise, qui apaise et nettoie, qui ouvre et inspire ; Jul et Jen y ont au cours des années disposé et aménagé les éléments et les supports d’un développement physique élargi . Chacun de nous a sa propre discipline, découverte et articulée petit à petit, mais l’on y pratique souvent et spontanément des exercices en commun, ou bien simplement pour s’entraîner mutuel lement, comme la course ou le saut ou même le tir à l’arc ou le jonglage. Les corps y communiquent sans effort leurs aspirations, leurs états de maintien, d’équilibre ou de quête, et la concentration de chacun contribue à celle des autres et la complémente ; ainsi par exemple il y a une densité distincte qui émane des mouvements de Cleïm, notre aîné, qui nous sert à tous, sans y penser, de repère, comme il y a un rythme mesuré, presque incantatoire, dans ceux de Zeidr, lorsqu’elle arpente et virevolte et se dresse et se tend aux quatre vents.

Peut-être cela vient-il en partie des « rêves » ou activités de la nuit, et en partie d’un constat à l’échelle de la Terre entière du degré de nocivité de la race humaine, malgré toute la noblesse et la tendresse et la richesse dont elle est habitée : c’est une

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interrogation qui, pour le moment, ne trouve pas de réponse – le mouvement d’exploiter est -il jamais acceptable du point de vue de l’harmonie et du progrès ? Nous sommes à une frontière : de ce côté, tout, tout, tout est ou a été exploité, depuis les ressources matérielles aux sentiments et aux idées, depuis les corps et les organismes vivants aux croyances et aux fois, depuis les besoins et les habitudes aux rêves et à l’imaginaire, que nous reste -t- il qui n’ait pas été violenté, exploité, utilisé pour quelque profit momentané ? Le fanatisme qualifié de religieux est comme une onde nuisible que certains apprennent à diriger – mais à quelles fins ?

Même la ruse la plus géniale de l’adversaire le plus déterminé demeure une figure de l’ignorance.

Combien de merveilles saccagées, de trésors souillés, d’innocence contaminée, combien de tromperies, de supercheries, d’usurpations, de grotesques triomphes bientôt rongés, combien de hurlements sans secours ?

Et pour en arriver où ?

Est-ce vraiment à qui sera le plus habile, le plus intelligent, le plus riche ou le plus puissant ?

Quand allons- nous, l’espèce humaine, nous éveiller ?

C’est une sorte de rumination inutile, évidemment ; sauf que, comme dans les contes, demeure le souhait, la prière, la volonté de trouver ce moyen ou ce pouvoir ou cette clé qui neutralise le sortilège – qui le défait, qui le vide. Car le fanatique imbu de sa mission de vertueuse rectitude, comme celui qui, supérieur, le manipule pour servir ses objectifs,

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sont également possédés, pris, aveuglés, tétanisés par le même sortilège. Alors, pour quelques instants je m’autorise à rêver que, par exemple, nous aurions trouvé cette clé et en munirions ces enfants qui sont venus à nous – et reviendront demain – afin qu’ils puissent œuvrer dans le monde sans bruit ni déclaration, serviteurs discrets de la grande transition et de la délivrance.

Mais ce mouvement d’exploiter ?

Je crois comprendre plus clairement à présent qu’aucun mouvement n’est en soi condamnable, dans son essence ; des formes d’exploitation existent qui peuvent aider à accroître l’harmonie du tout – et la prospérité, au sens de bien-être, de tous les êtres vivants – plutôt que d’appauvrir et d’abîmer la Terre et ses créatures. Quand donc l’ombre vient-elle, quand et comment le voleur entre-t-il, le tricheur flamboyant qui brûle et corrompt tout ce qu’il touche ? – et d’où vient -il et comment peut-il régner ainsi sur les hommes ? Je me dis, voilà, comment pouvons-nous équiper ces enfants, qui en principe ne sont avec nous que pour une période très limitée, afin qu’ils soient prêts à rencontrer les forces du monde avec le discernement et le courage nécessaires ? Nous qui sommes encore si mélangés, si grossiers, si lents à progresser, si solidaires de l’obscure inertie du passé ?

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Et comme ceci, semant ces notes sur mon cahier, assise sur le bord de la falaise, et de temps à autre retournant m’assouplir ou me renforcer parmi les autres, ou avec Dia et Martin à préparer la grande soupe du dimanche, toute la journée a filé et déjà une partie du ciel s’assombrit. Cette pause commune en plein air, avec le loisir de respirer ensemble sans autres contraintes ni attentes m’a permis de compre ndre ce que tu m’as pourtant plusieurs fois déjà signalé, c’est que cette chronique qui se poursuit, que je continue de rédiger – sans aucun plan ni programme, mais comme une sorte d’enregistrement de notre état – est naturellement ou organiquement pareille à un aimant qui rassemble les questions que porte chacun de nous, ces questions que nous communiquons sans paroles particulières, ces questions qui vivent avec nous et en nous. Et cela m’explique un peu mieux cette impression de déborder, justement, de q uestions comme d’autant d’oiseaux cherchant l’ouverture pour prendre leur essor ; et je ne sais pas comment les « organiser », ni dans quel ordre tenter de les exprimer ; je suis tentée de leur laisser libre cours, à la faveur des instants et des courants les traversant. Par exemple, et c’est là une question qui est très concrète et présente dans mon expérience, n’il y a -t-il pas une correspondance, comment dire – « intrinsèque » ? – entre ces forces qui semblent détenir le pouvoir d’orienter la course des évènements à leur vilain gré, et celles qui demeurent puissamment sises dans nos cellules-mêmes, interdisant tout changement de conscience et tout progrès conséquent ?

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Car c’est bien le même ricanement méprisant ou la même superbe indifférence que nous rencontrons dans le monde ou dans le corps, comme si nous, pauvres « aspirants » pitoyables à une vie de rêve, n’existions que nominalement, et n’avions pas la moindre chance de jamais obtenir le moindre effet ou résultat de nos misérables et ridicules tentatives.

Est- ce donc le même opposant dans l’arène du monde et dans celle de chacun de nos corps ?

Le plus grand des mystères cependant est celui de la Grâce.

La réalité de son pouvoir fait exploser notre intelligence – et sans elle, tout ceci serait anéanti : comment Elle agit, comme Elle est omniprésente et active à chaque seconde de notre temps ! La Grâce peut tout être, tout comprendre directement, par identité et ce n’est qu’ainsi que ce monde peut continuer d’exister, malgré nos esclavages et nos vertiges destructeurs ; ceci, nous ne pouvons nous-mêmes le comprendre, car nous nous refusons à cette identification, de peur de devenir ce que nous condamnons ou rejetons. Constamment la Grâce intervient, du dedans des êtres et des forces, pour que le progrès se poursuive. La grâce sait – elle connait sans distance ni voile, elle connait l’essence, la vérité et la trajectoire de chaque être. Ceux que nous jugeons comme les ennemis ne font pourtant qu’obéir à leur propre nature et cette nature appa rtient et participe au tout, de plein droit, puisqu’elle existe – et que rien n’existe en - dehors de l’Un. Ceci, la Grâce le sait absolument et inconditionnellement et son action nous est forcément incompréhensible.

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Mais entre Elle et nos prières ignorantes bien des forces et des pouvoirs agissent et souvent l’on se trouve réduit à une dérisoire velléité devant la suffisance supérieure de leur puissance sur nos destinées : « parle et gesticule autant que tu veux, tes pleurs ni tes serments n’y changent rien, mieux vaut pour toi d’accepter la loi de l’univers… !» Pendant que j’écris, assise contre un petit muret à l’abri du vent, je m’aperçois que ce jour bientôt s’achève en vous voyant, Svanil, Fran, Martin, Sémion et toi, préparer un feu dans l’âtre carré – et je me sens comblée ; nous allons donc nous rassembler là, ce soir, pour notre concentration « synchronique », sur le lieu même de notre active méditation de ce dimanche particulier.

C’est le délice d’un nombre de cœurs réunis !

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Dixième lundi

Le ciel ce matin demeurait d’un gris uni, diaphane, presque exempt de nuances et, si l’on regardait au loin pour trouver l’horizon, on ne pouvait qu’à peine le distinguer de l’étendue océane toute calme et vibrante pourtant et l’heure d’exercice avec les enfants de retour s’est écoulée comme dans une chrysalide feutrée. Puis ce fut l’heure des questions, autour de la grande table commune ; Tohar et Loïs avaient suggéré que chaque enfant rapporte quelque morceau de tissu qui lui conviendrait, par sa couleur, sa texture, son aplomb, en vue des costumes que nous allons confectionner pour notre « présentation » collective (sur le thème du partage, comme je l’ai écrit plus tôt, mais je dois me souvenir que je rédige à présent un second tome !) ; et chacun d’eux a en effet dû fouiller les armoires familiales à la recherche d’une pièce suffisamment grande pour en faire un habit ou même de deux ou trois chutes qui pourraient se marier à leur goût et selon leurs rôles respectifs. Je revois le visage réjoui du Rai lorsqu’il a brandi une longue bande d’un tissu bleu pâle, un bleu lumi neux presque satiné qui invite les étoiles d’or d’un temps souvenu, bien vivant dans ses yeux. Ensuite Tohar a invité les questions du jour ; c’est Violette qui s’est lancée la première : « voilà, on a regardé sur la télévision une sorte de documentaire sur les personnes qui sont les plus riches du monde et ça m’a fait vraiment réfléchir, parce que ces gens ils n’ont l’air ni heureux ni épanoui ni de gens qui ont réalisé quelque chose de vraiment bon ; au contraire, c’est comme si tout cet argent pesait sur le monde au lieu de l’aider à s’harmoniser et j’ai senti comme si ils étaient aussi prisonniers de

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leur soif de pouvoir, maintenant qu’ils l’ont acquis , qu’ils l’ étaient avant, juste d’une autre manière , et aussi j’ai senti que ce pouvoir de l’argent, ce pouvoir qu’a l’argent sur le monde , ça fonctionne par la peur et par l’envie ; les gens ordinaires soit en ont peur, parce que ceux qui le possèdent peuvent intervenir dans leur existence comme ils l’entendent, soit en ont envie, pour acquérir toutes les choses et les pratiques convoitées. Ces deux choses, la peur et l’envie, nous rendent petits ; on envie ces gens, ce qu’ils ont et ce qu’ils peuvent, et on en a peur parce qu’ils peuvent nous dominer et nous réduire, nous diminuer et nous ne voyons plus clair ; alors je me suis demandée ce qu’on voudrait plutôt qu’ils fassent de ce pouvoir et puis j’ai pensé que cette question était bien trop grande pour moi !!! Alors je vous l’apporte ! » Je dois dire que nous avons tous été impressionnés par la clarté de sa formulation, y compris Violette elle-même qui, une fois passée la surprise, s’est mise à rougir et presque à s’excuser jusqu’à ce que, dans un grand rire affectueux , Tohar la rassure en disant que, oui, vraiment, nous avions tous de quoi méditer pour la journée ! Dans la matinée, Vrit et moi avons eu le temps de regarder ensemble les quelques options qu’il a pu identifier sur la Toile pour poster le premier tome de cette chronique de manière à la rendre accessible à d’autres chercheurs « sans église » ; ce terrain se révèle plus aride que je ne le supposais ; d’une part, ce sont les sites qui proposent quelque méthode ou recette prétendument spirituelle qui ont le plus de pignons sur rue et, d’autre part, cet étrange pli qui a saisi la pensée collective, consistant à tout ranger en termes de spécialité, de domaine d’exploration spécifique, agit comme une loi tyrannique : on n’a pas le droit d’être nulle part en particulier, on doit avoir une

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dénomination et un genre défini – c’est plutôt rébarbatif, pour être polie ! Ainsi, pour le moment, Vrit n’a trouvé aucun site qui accueillerait simplement divers témoignages de chercheurs sur le chemin de la conscience nouvelle (sur sa piste !) ; à tel point est- il frustré qu’il se demande maintenant si nous ne devri ons pas nous-mêmes créer un site de cette nature ; en attendant d’y voir plus clair, il a perché ce premier texte sur un site de recherche communautaire, on ne sait jamais comment les contacts peuvent ou non se produire ! Et je ne sais si le constat de cette aridité – cette absence d’élan, cette ignorance générale de ce qui nous appelle – en est responsable, mais je me suis trouvée abruptement au creux de la vague, comme on dit, glissant dans la fosse sans fond… Si « belle » ou « profonde » soit notre aspiration, nous voulons toujours « faire », nous demandons sans cesse à ce que quelque chose « se passe », comme si ainsi seulement nous aurions la preuve de notre existence et de son utilité ; et je me suis souvenue de ce que Yaël nous avait confié, il y a des années, sur la période infernale de sa vie lorsqu’il ne voulait et ne souhaitait qu’une chose : ne plus exister ! Ne plus avoir à supporter ce harnais, ne plus être cloué à la réalité d’une existence individuelle séparée exigeant l’effort constant – et comment ne plus être ? Il savait que le suicide n’offrait aucune évasion, au contraire et il sentait aussi que l’ascension jusqu’à l’absolu néant quelque part en-haut, mais pas si haut que ça, lui serait refusée et il ne voyait aucune issue à ce tourment, autre que d’endurer et… – finalement, sa résistance a commencé de fondre, et il a commencé de voir et de comprendre que le seul salut se trouve dans l’union à la conscience véritable, à l’être vrai.

Il faut, il faut, s’ouvrir pour recevoir.

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Tout c omme ce terrain d’humanité encore imperméable, encore réfractaire, doit être travaillé et pétri et labouré par les forces, rien d’autre ne nous est demandé que d’apprendre à recevoir et à tenir la charge en nous transformant peu à peu aux mesures et aux rythmes de l’état de vérité. Mais l’on redoute de retomber dans l’inertie, dans le marécage stagnant de tout ce qui résiste au changement et préserve son emprise sur ce monde physique, ou plutôt sur l’expérience humaine de ce monde physique. Après le déjeuner, alors que nous étions tous encore attablés, le Mont et Tocsin ont demandé la parole ; c’est le Mont qui a commencé : « C’est au sujet du partage, on y a beaucoup pensé ; on parle toujours de partage équitable mais, pour partager justement quoi que ce soit, une ressource matérielle, une opportunité, un talent, ou une connaissance, il faut qu’on respecte la ressource et il faut aussi qu’on soit clair sur la place qu’on doit avoir ou trouver dans l’univers… » et Tocsin de reprendre : « oui, et l’école ne nous apprenait ni l’un ni l’autre, c’est seulement avec Fran, Cleïm, Martin, c’est seulement ici avec vous tous que je découvre ma vraie place et que je saurai respecter les ressources qu’il me faudra… » ; sur quoi, le Marin s’est écrié impromptu : « oui, l’éducation, ça devrait être comme un soufflet de forge , pour aider chaque enfant à devenir ce qu’il doit être… ! ».

Améthyste, Chardon et l’Archer ont passé l’après -midi dans mon atelier à confectionner des coiffes c oniques aux couleurs de l’arc en ciel, une douzaine je crois – j’ai oublié où, dans le conte du partage, ces coiffes apparaissent, je crois qu’il s’agit d’un

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bataillon de serviteurs-guerriers qui interviennent « à point nommé » -, mais enfin mes trois étudiants ont pris grand soin de leur travail et maintenant, de mon écritoire, je vois ces cônes rangés à sécher sur la grande planche à dessin, comme des bornes lumineusement animées. C’est bientôt la tendre clarté du crépuscule, bientôt les cloches vont tinter l’heure de nous concentrer, j’en ai bien besoin ; dans la soirée, quand chacun se sera retiré, je te lirai ces pages et j’espère me sentir moins contrite qu’à cet instant présent – pourquoi, je n’en suis pas sûre, un peu comme si j’avais manqué d’ordre, près de toi qui aime tant l’harmonie…

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Dixième mardi

Assez souvent, tôt le matin, bien avant que les enfants tirent la cloche du portail pour s’annoncer, je me rends dans la « salle technique », là où nous gardons quelques ordinateurs, un large écran, diverses petites machines à copier ou imprimer et quelques armoires « sèches » pour garder disques et bandes et autres trouvailles ; cette pièce est attenante à la bibliothèque et ce double lieu est méticuleusement entretenu par Vrit, Yaël et Martin ; à ces heures Vrit et moi côte à côte consultons nos courriers respectifs, y répondons et échangeons et comparons les informations reçues. Chacun de nous en fait s’y rend à son rythme, car chacun ou presque chacun a gardé actives des relations appréciées avec des correspondants très divers et dispersés. Aujour d’hui, j’ai trouvé plusieurs messages chargés d’information, dont ceux de Gaur et Gan incluant quelques documents indicateurs des intentions qui semblent déterminer la cours des évènements actuels. Cela fait des années que nous voyons le mensonge acquérir de plus en plus de pouvoir jusqu’à être en mesure de dicter aux gouvernements comme aux media et à un nombre croissant de chercheurs et d’éducateurs leur discours et leurs directives, principalement au travers des institutions financières. Ceci n’est possi ble que parce que les hommes sont corruptibles – comme le disait Violette, par l’envie ou par la peur. Le dessein de convertir ou de contrôler la masse des humains n’est pas nouveau, ce sont les proportions et les moyens qui sont inédits ; utiliser la masse humaine comme autant de cobayes est désormais une tentation irrésistible – et pragmatique.

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L’une des techniques pratiquées couramment par tous les agents des forces dominantes est d’accuser ceux qui osent résister d’abuser des autres et de vouloir les i nfluencer, alors même que c’est précisément ce qu’ils font à plus grande échelle et avec plus de succès ; ainsi, par exemple, ceux qui aujourd’hui osent encore contester les politiques appelées « sanitaires » sont accusés de propagande pouvant résulter en une vulnérabilité accrue de la population. Le masque est épais, le rideau qui est tombé sur les consciences est lourd et paralysant. C’est ainsi que nous avons opté pour le silence ; car, jusqu’à présent, nous nous sentons plus utiles en nous concentrant dans une atmosphère de confiance et de progrès, nous abstenant de toute polémique, et invoquant dans nos existences autant de vérité consciente et vivante que nous sommes capables de recevoir et de servir. Mais qui sait ? Nous n’avions certainement pas prévu de fonctionner ainsi avec une bande de gosses parmi nous jour après jour ! Alors, Vrit et moi apercevons maintenant les possibles vertus d’un site qui serait dédié au partage de témoignages, de récits ou de « chroniques » de chercheurs peut-être isolés ou regroupés ici ou là en quête d’une incarnation de la conscience nouvelle, n’importe comment on la nomme ; mais comment ne pas tomber dans les « cases », telle que celle qui rassemble les expériences de personnes déclarées cliniquement « mortes » et qui en sont revenues plus conscientes : il semble que ce qui déclenche le besoin de devenir conscient, chez la plupart des individus, est le Le mensonge toujours se sert d’un peu de vérité pour mieux s’installer.

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mystère interdit de la mort et de ce qu’elle nous dissimule. Alors que pour nous, c’est le besoin de sens, d’abord, puis de Présence, qui nous motive et nous anime et nous guide – dans la vie comme dans la mort, dans quelque état que ce soit. Comment nommer ce site ? Il faudrait que son accès soit simple et très clair, que chacun puisse prendre connaissance d’un texte ou d’un autre (mais ce peut être une image, un dessin) et communiquer avec l’auteur directement si le besoin lui en vient. Après l’exercice, à l’heure des questions, l’heure aussi où l’on confirme les programmes de la journée, il y a eu d’abord une sorte de silence réfléchi ; je crois que nous portions tous encore la force des questions d’hier et ainsi, Tohar a observé : « lorsque le cœur exprime une question, cela mobilise l’être tout entier et comme ça, on peut mieux saisir ce que c’est que de s’éduquer, que de progresser en compréhension, en clarté, en qualité, afin de pouvoir contribuer au monde le meilleur possible ; donc, poursuivez ces questions qui viennent du c œur, apprenez ce dont vous avez besoin dans tous les domaines pour pouvoir découvrir les réponses vivantes ; observez, constatez, ne soyez jamais découragés, choisissez l’avenir pour lequel vous voulez travailler, en vous- mêmes et autour de vous… » J’ai pl usieurs fois remarqué de la part des enfants une sorte d’étonnement qu’il y ait si peu de fleurs dans notre environnement ; lorsque Yaël a proposé de s’attaquer à un nouveau projet de culture de rosiers autour du verger, toutes les frimousses se sont animées ! Ce n’est pourtant qu’après le déjeuner tous ensemble que Martin a eu l’occasion d’expliquer aux enfants pourquoi nous avions On voudrait que ce soit un espace où l’on respire déjà autremen t.

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tardé à cultiver des fleurs sur la presqu’île : d’une part, le vent de mer et l’air salé ne permettent qu’à de rares espèces d e fleurs de se développer et, d’autre part, nous avions pour priorité d’établir le potager et le verger, jusqu’à ce qu’ils aient leur propre atmosphère énergétique ; de plus, pour l’installation de panneaux solaires sur presque toutes les toitures et l’ére ction de la grande pompe éolienne près du puits, nous avons dû renoncer à l’accompagnement de pla ntes et de lianes grimpantes le long des façades et à situer le verger entre le bois et les habitats plutôt qu’à proximité immédiate ; et c’est ainsi que Tohar a ordonné l’agencement des bâtiments comme une ruche avec ses alvéoles et ses passages organiquement ventilés, ses jeux d’ombre et de lumière et ses différents niveaux. Mais à présent, les fruitiers ont grandi, le potager s’est bien développé, la lisière du bois est nourrie et enrichie d’humus et Yaël est prêt : sa pépinière de rosiers attend, ce sont surtout des roses trémières que l’on pourra disposer aux orées du verger et près du potager, on pourra même leur donner des arches sur lesquelles s’étendre et s’épanouir et on peut tous y contribuer à tour de rôle durant les semaines qui viennent, l’après -midi. Plus tard le soir : j’étais à mon écritoire juste après le départ des enfants, quand Vrit et Sémion ont circulé sur les sentiers en secouant leurs clochettes, nous appelant aux nouvelles : c’est que Vrit a considéré ces « nouvelles » suffisamment importantes pour nous les communiquer avant notre concentration du soir. En effet, suite aux déclarations gouvernementales, et aux annonces de mesures plus re strictives et conséquentes, l’on peut deviner derrière les tentures de leur mise en scène la froideur d’un plan déjà mûri et presqu e entendre la rumeur des chars et

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des hélicoptères de l’armée prenant, cas de force majeure, le contrôle des populations.

Matériellement et pratiquement, les sociétés se sont laissées graduellement apprivoiser par les technologies digitales qui désormais gouvernent et virtuellement gèrent et effectivement peuvent prendre possession de toutes les richesses et de tous les accès à toutes les ressources ; les individus sont donc à la merci de systèmes sur lesquels ils n’ont plus de prise. C’est l’ironie de cette époque : alors même que nous nous sommes accoutumés à toutes sortes de conforts, nous sommes le plus démunis et le plus aliénés de nos propres ressources – comme de notre propre dignité.

Sommes-nous ainsi devenus incapables de réveil, de soulèvement, de rétablissement ?

Ce fut l’objet de ma prière silencieuse : comment servir ???

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Dixième mercredi

Cette journée particulière sera peu commentée, car mes notes vont se consacrer à ce questionnement qui nous habite à présent. Voilà, je vais essayer d’être claire, c’est important – et ce n’est pas personnel. Hier soir, quand toute la bande s’était retirée au repos, je t’ai envahi ; enfin, tu m’y as invitée, voyant et sentant très bien mon désarroi ; « désarroi » n’est peut -être pas le mot exact, puisque justement ce n’est pas personnel, mais tout de même, que dire ? Tu sais bien, toi-même dois « plonger », comme tu dis souvent, très profond pour retrouver la force et la résilience nécessaires afin de faire face à cette marée opaque qui veut tout engloutir. Alors, une fois que les paroles se sont déversées, en raccourcis successifs, pour évoquer près de toi cette masse de menace et de négation qui presse sur le monde, tu m’as simplement montré qu’il me fallait tenter de décrire ce que j’ai vu, comme un témoignage – sur ce versant des choses, car il y a, bien sûr et toujours et constamment, l’autre expérience qui permet de discerner, de voir, de percevoir, de tenir bon. C’est comme un couvercle qui va retomber : il n’y a plus que des extériorités, et il revient à l’homme « supérieur » de tout ordonner et perfectionner, de développer une existence idéale selon ses critères et de déjouer la mort dans son antre tridimensionnel : la condamnation à un vide éternel. Sous ce couvercle il y a tout, tout cet univers enregistré par nos sens, observé par notre intelligence, vécu par nos émotions et

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interprété par nos impulsions : tout ce que notre conscience physique humaine ordinaire connait de la réalité, tout est là, et il n’y a rien d’autre que cette matière plus ou moins évoluée, plus ou moins capable, et c’est à nous et à nous seuls qu’il incombe de parfaire cette situation, d’en tirer le plus d’avantages possible afin d’en jouir le mieux et le plus longtemps possible. S’il y a mystère, c’est pour nous obliger à développer le génie et les outils et les stratagèmes qui nous permettront de l’élucider ; nos limitations sont nos défis et il nous faut trouver ou inventer les moyens de les surmonter, afin de grandir en puissance et en stature et en capacité de satisfaction ; comme il n’y a rien d’autre que cette matière, nous devons lui arracher ses secrets, comprendre et reproduire ses procédés, l’étudier jusque dans ses fondements afin de la contrôler. Il n’y a plus ni charme ni grâce, il n’y a plus de joie ni de rencontre et la réalité fabriquée que nous érigeons à chaque pas davantage, afin d’asseoir notre toute -puissance, est une mort animée.

C’était comme si la vie sur la Terre allait devenir un piège – clouée dans un état sans âme.

J’ai revu en accéléré toutes ces scènes, où par exemple tout le monde dans un lieu public est rivé sur son écran portable, voûté dans une posture identique, ou bien chacun se prend ou se fait prendre en instantané sans plus rien voir ni sentir ni apprécier, des pantins vidés de sens, qui ne s’en rendent même plus compte. C’est comme si une trappe s’était ouverte au cours des dernières années, sur toutes s ortes d’images factices plus attrayantes les unes que les autres et que l’humanité s’y était laissée entraîner

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insensiblement, d’une bonne raison à une autre, et s’était dépouillée de toute vérité essentielle.

C’était comme si nous arrivions à ce point où les humains étaient suffisamment aliénés, dépossédés, obéissants, pour passer au stade suivant – le triage et la sélection afin d’assurer le fonctionnement perfectible d’une nouvelle société universelle capable de maîtriser assez la matière pour élaborer les conditions d’une expérience toujours plus captivante et puissante. Mais le plus … horrible, atroce, insupportable, effroyable ?, inqualifiable en fait – était cette volonté formidable de négation, avec cette sinistre jubilation, ce monstrueux rictus de détermination, la négation de l’esprit, de l’âme, de la conscience, la négation de tout signe et de toute trace et de toute présence du divin, la négation rigoureuse, absolue, certaine, de la grâce.

J’ai vu ce mouvement inflexible, ce couvercle prêt à retomber, à tout enfermer, à tout réduire, ce triomphe sardonique de la résistance des âges, cette revanche de la mort sur l’évolution – comme une capture finale irréversible.

Voilà : j’ai vu, telle est l’intention.

Et toujours, il y a cette image fixe ; une représentation terriblement exacte de la condition dans laquelle a été mise l’humanité – en quelques instants, vraiment !: c’est l’image d’un groupe de personnes adultes, toutes des personnes importantes, élues et reconnues et considérées comme les plus aptes à

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représenter tous les autres, assises ensemble sur une estrade lors d’une conférence de haut niveau, tout est « normal », il n’y a qu’une anomalie – toutes portent un masque sur le bas du visage, la moitié inférieure en est cachée, un masque qui ressemble plus à un bandage qu’à un élément ludique ou à une mesure d’anonymat, car ces personnes sont par ailleurs reconnaissables et ne semblent pas chercher à exprimer quoique ce soit d’autre qu’une règle de discipline incontournable. Cette image dit tout : voici ce que l’on peut faire de cette fière humanité, voici ce qu’on peut lui faire faire, par - delà l’absurdité la plus flagrante, par-delà tous les codes, tous les hauts principes et tous les préjugés, par-delà toutes les vanités, voici ce à quoi on peut, sans violence ni obstacle, l’obliger. Voici la preuve de sa faiblesse, de sa tare, de sa nullité. C’est fait ! J’écrivais plus haut le terme « extériorité » : pendant longtemps, bien longtemps, la conscience physique est inconsciente des dimensions intérieures ; elle ne voit et n’appréhende que les surfaces et même lorsqu’elle découvre et apprivoise ou explore les rouages et les fonctionnements des formes et des organismes, ce sont encore des surfaces, d’autres surfaces enceintes ou contenues et co ntenantes, et même lorsqu’elle décompose et dissèque et examine et scrute et observe l’infinitésimal ou l’infiniment grand, ce sont encore et toujours des objets, divers objets se contenant les uns les autres et se comportant selon des lois qu’elle peut é tudier et prévoir, des lois sur lesquelles elle peut compter. Ainsi, tout, absolument tout, est une extériorité.

Je me rends bien compte, en notant ceci, qu’il existe d’autres alternatives, d’autres options, d’autres approches et d’autres

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degrés d’engagem ent ; cependant, je crois que ce que j’ai vu condense et résume l’état de la bataille qui se joue à présent : ce couvercle qui va retomber, ce n’était pas un symbole, ni une sorte d’allégorie ou d’image pour induire une réflexion plus approfondie ; c’était concret, c’était un fait. Et je vois bien, néanmoins, que tous ces individus – ces chercheurs, ces inventeurs, toutes ces intelligences qui se rendent disponibles et réceptives à d’autres langages, à d’autres préhensions des phénomènes et des procédés énergétiques et matériels, qui s’enthousiasment avec persévérance pour un développement de solutions toujours plus exactes et efficaces et qui portent en eux une sorte de certitude qu’il est concrètement possible d’utiliser de nouvelles connaissances et de n ouvelles technologies pour simplifier l’existence physique et la délivrer de ses injustices et de ses souffrances pour tous, pour la Terre et ses habitants – ne sont aucunement impliqués dans quelque programme de domination que ce soit : ce qu’ils demand ent est un alignement des intentions, des capacités et des orientations de la part de tous les gouvernements, toutes les institutions et toutes les puissances financières – car cet avenir qu’ils servent de leurs engagements dépend, lui aussi, de la collaboration de tous pour advenir ! C’est une approche qui a du poids dans l’atmosphère de la Terre, bien qu’elle soit largement ignorée ou confondue à la frénésie du marché. C’est une approche propre et fidèle – et peu encombrée, qu’il faudrait pouvoir mieux so utenir : pour cela, le terrain doit être déblayé, l’ombre portée par ces volontés de suprématie doit être dissoute, comme par un grand rire, un rire solidaire, un rire de véritable innocence.

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Gaur et Gan participent à cette approche, c’est dans cet esprit qu’ils abordent leur travail de chercheurs dans leurs domaines respectifs, bien que leur perception profonde soit plus consciemment orientée vers une rencontre concrète de la science et de l’expérience consciente. C’est dans cette perspective que l’on mesure la contradiction qui règne sur la Terre : compétition et conflit, méfiance et rouerie, menace et défit, occupent presque tout l’espace collectif, comme une grimace qui défigure le vrai visage de cette humanité qui n’est pas encore réalisée : collaboration, solidarité, respect et service – c’est ce que nous essayions toujours d’invoquer dans nos présentations, lorsque nous nous déplacions encore avec ta musique et mes couleurs, c’est ce que chacun de nous dans son champ d’expression s’étai t consacré à répandre et communiquer, alors que nous marchions encore dans le monde ; et peut-être y retournerons-nous, lorsque cette paralysie générale sera enrayée ou dissoute, mais le sera-t-elle, et comment ? Ce que j’ai vu, ce formidable couvercle qui va retomber sur le monde et tout réduire , n’est pas l’œuvre d’humains, bien que des personnes humaines puissent en être des agents, mais d’une force de refus bien plus ancienne qui, peut-être, voit sa dernière heure arriver et joue son ultime et suprême stratagème.

Alors, de l’écrire m’aide à le placer.

Et pendant que j’y suis, j’ai vu autre chose, presque juste après, qui n’a apparemment rien à voir, mais tu m’as dit de le noter – avec un très grand sourire !

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J’ai vu comme un e déesse, magnifique et presque nue, on voyait son buste, ses seins merveilleux et parfaits à demi-dévoilés, une expression impassible sur son visage, on sentait la force d’attraction, le secret de la jouissance sublimée et, lentement, très lentement et pu issamment, d’entre ses seins est apparue la tête dressée, majestueuse, incorruptible, d’un cobra. C’était très court et très net et très intense – comme chargé de sens, de pouvoir aussi, et cela a résonné en moi, mais aucune pensée ne s’appliquait, seuleme nt une impression de voir une clef, en relation avec l’absence de peur et de dualité, mais pas une absence qui serait due à l‘ignorance ou à l’innocence, une absence qui serait le résultat ou le fruit d’un développement réel de la conscience par lequel ni la peur, ni la dualité, ne peuvent plus exister : c’est -à-dire, le désir, la mort, la séparation qui génère le commerce des énergies, tout cela et toutes ces ombres une fois dissoutes, alors cette clef peut être saisie… Bon, maintenant je vais retourner au présent de ce temps quotidien ordinaire et « normal », notre station dans le réel, et rejoindre le flux des activités partagées – mais il est tard et je me suis écartée, absorbée à mon écritoire, sans même vous rejoindre au déjeuner des enfants et quelques- uns vont d’un moment à l’autre reprendre leurs études su r la grande table à dessin, portraits mutuels au fusain, que je leur ai demandé de simplifier à un minimum de tracés, pour pratiquer l évocation et la suggestion plutôt que la description et la reproduction : ils ont déjà, Chardon, Violette et Tocsin, recommencé plusieurs fois, comprenant chaque fois un peu mieux la qualité de perception requise, et leur intérêt est déjà un signe.

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