Tome 2 Défaire les murs et aller

Onzième jeudi

Ce matin, un matin venteux à l’humeur incertaine, après l’exercice stimulant en plein air, à l’heure des questions, quand tout le monde a eu échangé leurs souvenirs du défilé, Chardon a fait signe pour demander notre écoute : hésitante mais ferme et déterminée, elle a commencé : « ce qui souvent me préoccupe, c’est une sorte d’écart , ou de vide, ou de manque, entre ce que nous vivons, ce que chacun de nous vit ici, dans nos maisons, nos familles, qui est plutôt simple et heureux, nous sommes en bonne santé, nous apprenons chaque jour quelque chose de nouveau qui nous intéresse, la nature est plutôt harmonieuse dans nos environs, enfin, d’après les images et les informations que l’on voit et reçoit, nous avons vraiment de la chance, beaucoup de chance, je ne sais pas si le mot « chance » est correct, ce que je veux dire c’est que même ainsi, on ne peut pas ignorer, même si on n’en sait rien de sûr, o n ne peut pas se séparer de tous ceux qui n’ont pas cette sorte de chance, qui sont en détresse, qui ont mal, qui ont de la peine, et en fait quelque chose au fond de soi ne veut pas l’ignorer, mais ne sait pas comment aider, ni même comment vivre cette question… enfin, çà doit sembler bien confus, mais c’est une questio n qui revient et revient et je ne trouve pas de réponse, pas de solution, pas de position… comment fait- on pour aller de l’avant quand tout le monde n’y va pas aussi ?... » Evidemment, ses paroles, plus mûres que sa petite charpente frisée, ont un écho vivant et constant en chacun de nous et ce qui m’a soudain frappée est le fait que, même aujourd’hui, même avec tout ce que nous comprenons et percevons – qui n’est rien vraiment dans l’immensité, qui n’est qu’une pépite charriée par le grand fleuve – nous sommes toujours aussi incapables de

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