journal d'une transition

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JOURNAL D’UNE TRANSITION

Extraits de Journal et de Notes -1969 à 2005-

Table des matières

Introduction

Première: 1969 à 1974

Page 34

Deuxième : 1974 à 1980

Page 93

Troisième: 1980 à 1987

Page 271

Quatrième: 1987 à 1994 Page 696

Cinquième: 1994 à 1999

Page 1047

Sixième: 1999 à 2005 Page 1125

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Introduction (Novembre, 2003 - Auroville)

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Dans les années tourmentées de l’adolescence, j’avais plusieurs fois voyagé en Afrique du Nord. Comme de l’océan, que je pouvais contempler inlassablement de mes falaises bretonnes, j’éprouvais le besoin de la lumière, du soleil, de l’étendue libre du désert, et j’aimais la densité précise et fluide à la fois des regards et des corps nourris et définis par ce silence et cette lumière. Deux au moins de ces voyages se firent en compagnie d’O., la jeune femme qui m’initiait à toute une culture et une manière de vivre. Juive Arabe, sa famille avait émigré de Casablanca à la banlieue de Paris. Farouche et guerrière, s’échappant du carcan elle avait plongé les yeux ouverts et sans recours dans le milieu complexe des marginaux, où elle avait appris à survivre, développant ses propres codes et sa propre marque identitaire. Sa beauté singulière pouvait devenir effrayante selon ses humeurs changeantes, mais il émanait d’elle toujours une sorte de lucidité solidaire et l’énergie de ceux qui savent trouver les ressources de vie en eux- mêmes et rebondir de chaque impasse. Mais il y avait ce besoin qui me faisait tâtonner sans relâche, jamais satisfait, incapable pourtant de se formuler ; une tension qui ne trouvait que des fragments de réponse, des bribes de sens, des indices, insuffisants. Je regardais les cartes, vers l’Orient, j’interrogeais mes propres forces, cherchais le courage. Je crois que le terme le mieux descriptif de cet état de tension que j’éprouvais constamment, est le sentiment, et plus que le sentiment, la perception, le sens même d’être incomplet, de l’incomplétude, d’un manque dimensionnel. Je pus enfin réunir assez d’argent pour partir seul sur la route – c’était le printemps de 1968, mais je n’étais pas conscient d’appartenir à un « mouvement », j’avais quitté l’école à l’âge de 14 ans et n’avais gardé aucun contact avec le milieu étudiant. Dans mon seul sac de voyage, j’avais choisi d’emporter comme un symbole et une sorte d’offrande, un exemplaire de « la Critique de la Raison Dialectique » de J.P.Sartre, dont j’avais moi-même tissé la couverture ; c’était un gros et lourd volume et il ne restait de place que pour quelques vêtements de rechange. Du côté de Téhéran, ma bourse me fut dérobée ; je n’avais plus que ce que j’avais gardé dans mes poches. C’est le jour de mes 18 ans, le 9 Avril, que j’arrivais à Mashaad ; toute la ville semblait s’être massée le long de la voie principale pour encourager un long cortège d’hommes vêtus de noir qui marchaient en se flagellant vers la mosquée. Plus tard, au Pakistan, sans que je demande rien, un homme riche m’emmena dans sa grande voiture américaine jusqu’à Islamabad et me donna 50 roupies. Ce fut un dernier geste d’hospitalité avant le choc brutal de l’Inde. Une vastitude puissante, innombrable, que je ressentis comme un gouffre. J’étais déjà malade mais ne le savais pas encore. J’étais traité par la foule comme un chien errant, pire qu’un paria. C’était une incapacité comme une paroi impitoyable. Une hépatite. Le bout de la route. Un bon petit blanc perdu dans le grand monde. Je me rendis à l’Ambassade, d’où l’on télégraphia à C. de m’envoyer un billet d’avion et l’un des membres de la mission m’offrit personnellement de quoi vivre jusqu’au départ.

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C’était la mi-Mai quand je revins à Paris. Cette effervescence, le sens qui lui était donné, l’aspect revendicateur, les slogans faciles, les discours inutiles – cela ne m’attirait pas. Je fus, comme un animal blessé, penser mes plaies dans le silence de la Bretagne. Puis, d’Israël, je reçus d’O un appel au secours ; égarée entre la drogue et la loi, elle ne savait plus comment revenir d’Haïfa. Je la retrouvai à Jérusalem, sur l’avenue qui ceignait les remparts et nous vécûmes dans la ville arabe et, plus tard, sur la plage d’Eilat, comme tant d’autres, face à l’Egypte. Il me manquait un ressort pour passer. Ce ne fut qu’au début de l’année 1969 qu’une flambée de joie solaire se mit à crépiter sans bruit dans certains regards et certains gestes ; je n’étais plus seul – il y avait un Sens. Et cela, sans mots, pouvait se partager. Cette sorte de présence/absence au-dessus devenait comme un gonflement dans la poitrine, une sorte d’aise et de tranquille allégresse. On pressentait un chemin, et une communauté de chemin. Les moments, les rencontres, étaient pris dans un même rayon, animés d’un même courant. Mais persistait comme l’appel d’un centre, d’une source, pareil au magnétisme qui oriente l’aiguille de la boussole. Il fallait que je reparte, vers l’Est. L’Inde d’abord ; dépasser cet échec. Puis, peut-être, le Japon, les monastères ? Je voulais rapporter une clé manquante, le contact d’un axe de travail, pour qu’on puisse s’organiser, que nos actes en soient éclairés. Pour gagner l’argent nécessaire à ce nouveau voyage, il me fut confié un travail de recherche documentaliste, sur le thème de l’athéisme et des diverses approches du divin dans la culture occidentale – que j’accomplis comme une tâche ironiquement propitiatoire. Mais l’argent ainsi acquis, je pus le donner à A.F, qui s’était logée dans ma vie un peu comme une épousée, quand l’heure du départ approcha. Car, par mon ami C.V, je venais de rencontrer S.B : la cascade d’une lourde chevelure rousse, un grand corps incertain, un visage sans pareil, aux plans immobiles, désespérée mais offerte, pleine d’une attente bouleversante. Héritière d’une grande fortune, elle errait de lieu en lieu avec pour double discipline de distribuer l’argent à des groupes révolutionnaires et de ne porter que les vêtements qui lui étaient offerts. Elle ne trouvait guère mes élans crédibles, mais elle me « voulait du bien ». Et elle m’accompagnerait un bout de chemin, juste parce qu’on était bien ensemble. Je ne voulais pas refaire la même route ; j’avais choisi de repartir par le Liban, la Syrie, l’Irak, de revenir à l’Inde depuis ces terres ancestrales. Mais où, dans l’Inde, irais-je ? Je n’en savais rien. Quelques semaines avant le départ, un garçon que je venais de rencontrer, L.de D, un peu déséquilibré dans son ouverture et son besoin de sens, m’introduisit à son amie, une très jeune fille, grâce silencieuse, dont le langage était geste et sourire, à la fois presque trop disponible et presque inaccessible ; cela fut tout de suite important – presque sans mots.

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Quand elle connut mon intention de me rendre bientôt en Inde, elle m’informa qu’elle y allait souvent, car sa « grand-mère » y dirigeait un « ashram », et que nous pourrions donc ; si je le souhaitais, nous y retrouver début Décembre. Avec l’adresse elle m’apporta un jour un petit livre, l’ « Anthologie de l’Amour », que je ne fis, je crois, que feuilleter. C’était Septembre quand nous nous sommes rencontré. Je partis début Octobre. S.B me retrouva à l’aéroport. Nous n’avions chacun qu’un sac à l’épaule. D’une Beyrouth encore intacte, nous traversâmes les forêts de cèdres pour atteindre la Syrie. Nous vécûmes quelques jours d’une intensité partagée dans la ville ancienne de Damas. Alors S.B ressentit que ce chemin sur lequel confusément je m’avançais n’était plus, n’était pas le sien. Vêtue de la tunique chatoyante que je venais de lui offrir, elle me laissa. J’étais seul à nouveau, tourné vers l’Inde, retournant à l’inde. J’étais comme un nœud à offrir. Echoué un moment sur les sables rutilants de Kuwait City, je tentais de me rassembler pour le saut qui m’attendait. Puis ce fut la moiteur de Bombay, la matrice, la créatrice d’une infinité de formes et de véhicules pour le Soi. Dans le sommeil d’une nuit, j’eus cette expérience : « Entre, mon enfant ! ». Une qualité de rondeur dans le silence. L’empreinte de vies, d’une époque où l’équilibre, la proportion entre la capacité des consciences et leur nombre, était plus propice à l’harmonie. De l’autre côté dans la plaine du Tamil Nadu, un sâdhu dont le regard attentif m’avait tenu compagnie, sans rien me dire fit arrêter l’autobus à l’entrée de l’ashram de Ramana Maharshi et, en un geste d’une douce fermeté, m’ordonna de descendre. Ce furent là quelques jours et nuits de paisible décantage, où je pus apprécier la grande présence de cet être incomparable, dont la trajectoire comme une rivière de métal en fusion ouvrait à cette réalité comme une émotion de l’âme, son mouvement de flamme donnée qui transcende l’espace et le temps. Je parvins à Pondichéry le matin du 2 Décembre. On m’indiqua le bâtiment principal de l’Ashram et, de là, la résidence de Françoise (que Mère re-nomma plus tard Pourna Prema), un bel espace aménagé en haut d’une vaste demeure coloniale, ouvrant sur une grande terrasse à demi couverte ; un gentil homme, le serviteur Tamil, me fit asseoir dans la fraîcheur ombrée, où je fumai l’une de mes dernières Gitanes. C’est ainsi que Françoise me trouva, ignorant des règles ; mais au moins j’avais, depuis Kuwait, le cheveu ras. Fière, somptueuse, quelque chose d’Egyptien dans le visage et le port, pommettes hautes, de grands yeux verts, les cheveux noirs ramassés en un chignon roulé ; altière mais légère, joueuse aussi ; une longue robe blanche comme un fourreau laissant ses bras nus. Je suivis les repères de la route, rendis comme un dernier hommage à un mode de vie qui avait peut-être ses vertus mais me semblait comme une paralysie, en passant par les plages de Goa. Puis, les montagnes du Deccan.

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J’appris que Fabienne n’était pas encore arrivée. Je logeai ce soir-là dans l’une des « Guest houses » de l’Ashram, dûment instruit du code de conduite en vigueur. Pas d’alcool, pas de tabac, pas de sexe. Quand Fabienne arriva, un ou deux jours plus tard, nous dûmes emménager dans une autre Guest house qui n’appartenait pas directement à l’Ashram Ces premiers jours je me rebellais à la vue de tous ces messages partout, ces photographies comme des icônes, tout cet immaculé. Mais j’étais en même temps habité par une pression, une sorte de lent, d’irrésistible dévoilement, la découverte d’un Fait que je n’avais pu qu’appréhender obscurément – perceptions sourdes, reflets, échos, notions « inadmissibles » - et c’était comme un ensemble de conditionnements qui se mettait à fondre, à tomber par lambeaux, comme si la vision exacte était par à-coups restituée, libérée des poids et des épaisseurs qui l’avaient occultée. Et un après-midi, assis sur le muret de la digue devant la mer, je sus, sans qu’aucun doute ne puisse demeurer, irrévocablement, je sus que c’était Elle, que c’était Sa Force, et qu’à Cela j’appartenais. La conscience m’était rendue, cette dimension qui avait tant manqué, sans quoi l’on était comme amputé. Un autre jour de cette première semaine, Fabienne me retrouva dans la rue, son sourire et sa marche de danseuse vers moi : dans sa main, une rose rouge, envoyée par Mère. Je pourrais La voir le 9 Décembre. Ce matin-là, il pleuvait des trombes. Nous attendîmes sur les marches de Son escalier intérieur, assis près de Champaklal qui préparait tranquillement des petits sachets de papier coloré. Puis je vis Françoise soudainement rassembler ses affaires, tout poser sur un plateau, dans un geste fluide et concentré, et se lever toute droite en un souffle. Et, derrière elle, nous entrâmes dans la chambre de Mère. Je suivis Fabienne et m’agenouillai devant Elle. Il y avait autour de ce silence souverain le vacarme de la pluie, il y avait Françoise « C’est la première fois qu’on vient en Inde ? » (Non, Mère… je balbutiai quelque chose.. !) « On vient en Inde pour trouver le soleil, et voilà… (geste indiquant le déluge) » Puis, alors que je m’ouvrais à l’abri de ces mots et pouvais enfin un peu recevoir Son regard, Elle ajouta, me vouvoyant : « Alors, si vous voulez rester ici… » Nous sortîmes, parce qu’il fallait bien sortir, d’autres attendaient. Mais tout avait changé. Ou bien c’était ce changement que j’avais éprouvé qui était désormais confirmé, rendu concret. Mais les formations que l’on a faites, les plans que l’on a formés, ne se dissolvent pas si aisément ; même si leurs motifs s’éteignent, leur force de propulsion demeure encore. et Fabienne, il y avait toute cette accumulation de tension en moi. Mère me parla de la façon la plus ordinaire, la plus rassurante :

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Je n’avais pas prévu de tout trouver là. J’étais sur ma lancée qui ne savait pas que ce serait là. Le mouvement du voyage était trop inscrit. Fabienne et moi souhaitâmes aller nous promener dans le Sud, et demandâmes Sa permission. Elle nous reçut encore ; Fabienne, Son arrière petite-fille, avait besoin encore de cette expression d’affection simplement humaine ; après tout, c’était là sa famille physique, Françoise était sa tante, et j’étais l’ami qu’elle avait choisi et présenté… Mère nous donna Ses bénédictions en disant : « Bien. Alors, j’espère que vous verrez beaucoup de choses intéressantes… » Nous partîmes tous deux en un pèlerinage rapide aux grands temples du Sud, en passant par les réserves sauvages du Kerala, où Fabienne m’attendit deux jours dans une maison forestière : vêtu de noir, écharpe et « longi », un groupe de pèlerins pareillement vêtus se méprirent sur mes intentions et insistèrent pour que je me joigne sans tarder à leur marche jusqu’au petit sanctuaire d’Ayappa au fond de la forêt. Longeant l’océan, reposés par l’atmosphère plus contemplative, presque japonaise, du temple tout de bois de Trivandrum, nous rejoignîmes l’extrême pointe de l’Inde, au Cap Comorin, la foule dense et joyeuse dans les vagues des océans au soleil couchant, avant de nous arrêter un peu à Rameshwaram, sa presqu’île silencieuse, animée comme un inspir par les colonnades de son temple. De retour à Pondichéry, je crus ainsi qu’il était temps pour moi de repartir, de continuer, muni maintenant de la dimension manquante, comme pour poursuivre ma récolte, le glanage dont je rapporterais les fruits à ceux que j’avais laissés… J’écrivis à Mère mon intention, Lui demandant Ses bénédictions. Le 8 Janvier 1970, Elle m’écrivit en retour, dans une enveloppe marbrée de rose, marquée « à Didier » de Sa main, que Françoise me remit : « Chacun porte le Divin en lui-même ; un Divin qui voit et sait tout quoi qu’Il soit invisible ; un Divin qui est prêt à devenir le guide infaillible si on apprend à L’écouter. Bénédictions. Mère. » Je fis mon sac. On me souhaita bon voyage ; avec beaucoup de gentillesse, d’amitié, et peut-être quelque chose d’un peu moqueur dans les regards, un amusement très discret, chaleureux aussi. Je pris le bus pour Madras, où j’espérais trouver un bateau en partance. Sur la route deux choses se produisirent. La première : l’expérience qu’il n’y a rien d’autre que le Divin, ou, positivement, de la présence concrète du Divin, du Seigneur, en toute chose, en chaque atome - indubitable, indiscutable, radicale. La deuxième : la réalisation – un peu honteuse mais soulagée – de mon imbécillité, de cette ridicule vanité qui m’avait fait persévérer sur « mon » chemin de gnome, ce crétinisme obstiné insistant sur ses propres termes obtus alors même que la porte s’était ouverte sur tant de vérité et que le vrai travail m’avait tendu la main. Je pris le prochain bus de retour. Le Japon, oui, c’est là, ou plutôt jusque là, que j’avais prévu d’aller. Comme un aveuglement qui subsistait, qui tenait encore les rênes.

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Honte, embarras. Mais surtout la joie, la joie de l’enfant qui revient enfin. Et le sourire réconciliant de ceux qui venaient de me souhaiter bonne route. Mais alors il fallut s’organiser, et trouver où se donner, comment fonctionner, regarder tout cela autrement, à long terme, commencer de saisir les termes de l’aventure, ses niveaux ou degrés d’engagement – la vie de l’Ashram, ou celle d’Auroville, et cette mouvance d’êtres et de tendances qui gravitaient vers Elle. Je décidai d’abord de louer une maison indépendante, qui vite servit de repaire et de refuge aux uns et aux autres, pionniers de ce grand plateau aride et rouge qu’Elle avait nommé Auroville. Et Fabienne et moi eûmes la permission d’occuper une hutte à « Forecomers », et d’y aider à la construction d’un premier barrage dans les ravines. Il y avait un brassage constant, de tous les instants, de contacts, de rencontres, de mouvements, d’expériences dans la veille comme dans le sommeil, une tension multipliée d’obstacles, de résistances et de réceptivités, un défrichement comme un chantier interne, des moments si pénibles et des moments si pleins, des angoisses presque insupportables et de grandes ondes de confiance et de bien. Il me fallait aussi communiquer, à C., à ceux qui avaient été mes compagnons jusque là, la nature de mon engagement ; et considérer aussi d’autres facteurs, tels que le service militaire (qu’une inscription tardive à des cours par correspondance m’avait permis de remettre à plus tard). Et je lisais, lisais, tant que je pouvais, les mots de Mère, les écrits de Satprem (Fabienne et moi avions emporté « l’Aventure de la Conscience » dans notre voyage, nous le lisant l’un à l’autre dans nos chambres d’hôtel le soir venu), et je commençais à entrer dans l’œuvre de Sri Aurobindo, avec « La Synthèse des Yoga », développant en même temps ma compréhension de la langue anglaise. Et j’avais tant de questions à poser à Mère, lourdes, maladroites, encombrées. La perfection physique, l’exactitude de la transmission physique, de la relation du corps à la conscience, à la vérité intérieure, était une préoccupation dominante. Ainsi je Lui écrivis : (« Mère, est-ce égoïste, est-ce inutile, que de vouloir le corps, l’image, clairs, vivants, lisses, exacts, que de vouloir ouvrir le physique et l’image afin qu’ils transcrivent dans leur propre harmonie posée, formelle, la lumière encore immanente ? J’ai l’impression que je ne pourrai aller réellement plus loin, plus haut, plus complètement, que lorsque cette frontière, qui est le véhicule ici, sera assez perfectionnée pour attendre dans une danse calme que tout l’être se réalise. Il y a, à mes yeux, dans l’apparence individuelle, comme un langage pur, presque théorique et, pour qu’il devienne tangible, il faudrait dissoudre une à une toutes les imperfections qui s’y greffent et s’en nourrissent en l’altérant, appelées par quelques correspondances internes qui la trahissent. Investir de l’attention, de l’énergie dans cet effort, est-ce gaspiller, est-ce errer ? »…) (… « Comment faire ? Mère, de quoi le corps, de quoi le visage sont-ils l’image ? Quelle est cette force négative qui s’y attache et y retient parfois prisonnière une part de l’être sans laquelle on ne peut voyager plus avant ? L’ego, le vital, mais qu’est-ce précisément ? Mère totale, voudriez-vous me dire aussi comment, parfois, je puis me sentir si proche de vous, comment vos paroles, votre manière peuvent me sembler familières, du moins ce que j’ai pu percevoir de vos écrits ou de votre Ici, dans la marge, Mère écrivit : « Non, c’est très nécessaire. »

action ?... Est-ce seulement une projection de l’ego ? »…) Mère souligna ce passage et marqua une croix dans la marge.

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(… « Merci infiniment, Mère, j’ai tant de bonheur d’être arrivé là, j’en ai tant encore devant le travail futur. Didier. ») En bas de ma lettre, à côté d’une nouvelle croix, Mère écrivit ceci : « C’est l’éveil psychique qui a cet effet sur la conscience, et c’est par cet éveil que le corps peut être éclairé et transformé. Avec mes bénédictions. Mère. » Graduellement, imperceptiblement, par petites touches quotidiennes d’une expérience à l’autre, quelque chose au-dedans pouvait se détendre, apprenait à s’offrir, et cet amour qu’Elle donnait comme des flots de puissance amie surgissant du dedans et circulant partout et pressant doucement d’en haut si bien que nous étions comme dans un cocon de lumière dont la réalité concrète dissipait les frontières entre l’extérieur et l’intérieur, la matière et l’état spirituel, petit à petit, telle une couvée timide, hésitante, le sentiment croissait d’une intimité, d’une proximité vivante avec Elle, et d’une liberté de don de soi. Je pus découvrir ainsi la vérité de la gratitude. Cette possibilité qu’Elle me donnait de m’adresser directement à Elle, ce soin dont Elle m’entourait comme l’un de Ses enfants, cette acceptation de ce que j’étais vers ce qu’Elle voudrait faire de moi : tout cela devenait le canal d’une compréhension qui mûrissait et grandissait dans la sécurité de Son amour, porté par l’énergie de Son travail de chaque seconde, une Action qui était comme une marée de conscience. En Février, le jour de Sa fête, Mère donna Son Darshan du balcon de Sa chambre, et je pus éprouver là, dans la foule silencieuse assemblée, le pur déploiement de cette Grâce immobile, intemporelle, l’instant de la Rencontre. Tout était là ; sans mots. Le sens même du Travail. Mais, dans les actes et les mouvements du quotidien, la Pression qui était posée sur chacun s’exerçait sans la moindre pitié ; comme un grand phare de conscience, intransigeante, instantanée, elle éclairait précisément et directement la nature et l’origine de chacun de ces actes et ces mouvements, qu’ils soient visibles ou subtils. C’était un tamisage sans merci. Tous ceux qui comme moi vinrent à Elle durant cette période sont ainsi passés par ce crible, à la fois chargé d’un amour qui sait et comprend tout, et d’une exigence comme d’un glaive de feu. Car nous étions tous et chacun reçus là, chaleureusement parfois et parfois froidement, comme dans un corral invisible, un espace d’attente et de tri, dont il y avait trois sorties : la vie de l’Ashram, avec sa discipline particulière et sa concentration rigoureuse sur la sadhana individuelle ; la vie embryonnaire d’Auroville, avec toutes ses demandes et ses promesses ; retourner « dans le monde » en apprenant à écouter Cela au-dedans de soi. Et ce processus d’orientation ne répondait à aucun de nos critères connus, mais à une loi et à des nécessités intérieures en chaque individu dont on était soi-même, le plus souvent, encore inconscient. Cette action traitait directement avec l’âme et la possibilité évolutive de chacun et leurs besoins correspondants, étrangère à toute considération extérieure. Pratiquement, il était impossible à Mère de répondre physiquement à chaque question, à chaque nécessité du nombre chaque jour croissant de ceux qui se tournaient vers Elle et devenaient conscients de Sa présence. Le privilège de recevoir un peu de Son attention physique, du temps de Son corps, quelques mots, la pression de Ses mains, l’absoluité de Son regard, était comme un trésor sans prix qu’il fallait apprendre à chérir et respecter à l’abri de toute vanité.

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Une fois, alors que je craignais un retour de jaunisse, Mère m’envoya le message de prendre une poudre ayurvédique confectionnée à l’Ashram, le « Sudarshan Churna », dont l’amertume se chargea pour moi de toute la sécurité qui me venait d’Elle, avec le sens grandissant d’une relation profondément établie, au sein d’une dimension libre de la vie comme de la mort du corps. Avec C., ma mère physique, s’était au cours de mes années développée une relation dont j’avais pu dans la vie des autres vérifier l’exception, faite d’une confiance inconditionnelle et pourtant lucide et réaliste et d’un sens vivant de l’harmonie, du respect, d’une communication qui ne triche pas et ne rejette rien. Je tentai, par lettre, de l’introduire à cette expérience pour laquelle il n’y avait dans notre passé commun aucune correspondance et aucune référence, autres que certains de mes propres tâtonnements, des « impressions » que j’avais eu parfois l’occasion de lui faire partager. (Il faut préciser ici que C., ma mère, et F., mon père, étaient chacun résolument athéistes, par souci de liberté et essentiellement comme une forme d’intégrité et de respect de l’autre.) Elle accepta de venir. Nous étions en Mars. J’écrivis à Mère : (« Mère totale, à propos de la visite prochaine de ma mère – et peut-être d’une femme amie – en Inde et à l’Ashram ; il m’a semblé préférable d’aller chercher ma mère à Bombay, en tant qu’intermédiaire entre elle et Toi, entre elle et ce que Tu éclaireras de son être. Elle et moi avons, je crois, un rapport très positif, déjà assez libre, et dont l’équilibre repose sur un bonheur intérieur commun et une sorte d’amitié profonde et indestructible. Mère, veux-Tu me montrer quelle doit être mon attitude ?... ») Ici, dans la marge, Mère écrivit : « simplicité et sincérité » (« … J’ai un peu d’appréhension. Mère, chaque jour Tu me permets d’avancer dans un bonheur dynamique – je désire tant Te servir - … et tout ce que je puis Te dire sans l’écrire, dans une confiance toujours croissante, je comprend mieux ce qu’il y a à changer dans cette nature que j’ai reçue. Je souhaite devenir un moyen fidèle et conscient, dans un être transformé. Merci à chaque instant. Pardon à chaque instant. Didier. ») En bas de ma lettre, Mère écrivit : « Mes bénédictions sont avec toi. Mère. » Il semblait que Mère doucement orientait Fabienne vers le rythme plus rassemblé, plus protégé des désordres et des excès, de l’existence quotidienne dans l’Ashram. Je partis seul à Bombay. Je décidai qu’il faudrait pour amortir le choc d’un passage si abrupt à une humanité si autre, le grand luxe, et je réservai une suite à l’hôtel Taj. Cela nous donna le temps de retrouver un souffle partagé, cette amitié tendre, attentive et complice. A Pondichéry Mère arrangea une chambre pour C. chez Redge. Ce confort et cette harmonie lui permirent de traverser une première période bien rude, où il lui sembla que j’allais disparaître dans une sorte d’entreprise à la fois incompréhensible et inacceptable ; elle y voyait une sorte d’injustice foncière, mais en même temps se savait tenue de respecter mes choix, quels qu’ils soient, et de tenter de m’y accompagner tout en restant elle-même, si toutefois je le lui permettais. Puis, sans bien s’en rendre compte, elle commença de se libérer de tout un poids de préconceptions et d’idées reçues, d’une morale à rebours qui juge sans comprendre, et à prêter attention à un aspect de l’amour de Mère, essentiellement

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direct et pratique ; elle se sentit plus légère et en mesure de regarder cet horizon si autre avec moins d’appréhension.

Ce serait bientôt ma fête ; j’aurais 20 ans le 9 Avril. C. serait là, et ce jour-là, Mère la verrait aussi. C’était le moment-charnière de cette vie.

J’avais remarqué qu’un certain nombre de gens avaient reçu de Sri Aurobindo et de Mère un nom nouveau, leur nom spirituel, marquant leur nouvelle naissance psychique et spirituelle. Mais toutes les demandes n’étaient pas satisfaites et certains devaient attendre longtemps. Françoise elle-même, qui était toujours mon intermédiaire auprès de Mère, Lui avait déjà plusieurs fois demandé un nouveau nom, sans réponse – « plus tard », avait dit Mère. J’avais conscience aussi qu’il fallait essayer de ne pas déranger Mère avec nos demandes égoïstes et nos questions sans fin auxquelles nous ferions mieux d’apprendre à discerner directement les réponses. Mais il y avait ce besoin dedans d’une confirmation de ce passage, de cette expérience intérieure, de ce retournement de conscience – non pas une confirmation du fait de l’expérience : cela était souverain, irréfutable, la seule certitude. Mais une confirmation de la direction que devait prendre ma vie, et presque de sa fonction. Françoise m’encouragea à demander mon nom. Je sus presque tout de suite que Mère avait accepté et choisi mon nom. Et que je devais bien comprendre, me dit-on, combien il était remarquable que Mère m’ait pris pour disciple. Et on m’offrit l’explication spirituelle du nom que Mère avait choisi : « Celui qui donne le Jour ». L’un des plus anciens disciples, Udar, ajouta que, du point de vue du travail à faire, cela signifiait : « Celui qui change l’obscurité en lumière ». Car ce nom est le nom du soleil au moment où il se lève dans le ciel visible, le soleil qui surgit à l’aurore. Ce jour-là, le 9 Avril, nous fûmes 4 aux pieds de Mère. Françoise et Fabienne se tenaient à Sa droite, C. devant Elle, tandis que je me tenais un peu à Sa gauche, et Mère s’occupa d’abord de mettre C. à l’aise, lui offrant des fleurs et des bénédictions, s’enquérant doucement de son séjour. Puis Mère remit à Fabienne et à moi chacun un médaillon d’or portant en relief Son Symbole d’un côté et celui de Sri Aurobindo de l’autre et pouvant contenir un sachet de bénédictions. Alors Elle me tendit une grande enveloppe, l’enveloppe de ma fête, sur laquelle Elle avait écrit avec un gros fusain noir : « Divakar ». Et Elle me dit : « Voilà. Une nouvelle naissance. Pour ta fête. Les réponses à tes questions sont dedans. » Ainsi, en présence de ma mère physique, Mère me re-nomma. Le temps pressait, beaucoup d’autres attendaient de La voir, nous devions partir. Me redressant, encore à genoux, je voulus Lui demander, devant C. : (« Mère, pourrai-je rester ici ? ») Et je préparai pour Mère les deux questions qui étaient les plus importantes, les plus déterminantes.

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Mère tourna Son regard dans le mien, et ne répondit rien. Nous sortîmes de Sa chambre.

Voici ce que l’enveloppe contenait : Une double carte sur laquelle Mère avait écrit : « 9.4.70 Bonne Fête à Divakar avec mes bénédictions. Mère. »

Puis se trouvaient les deux cartes que je Lui avais envoyées, photographies d’Elle au dos desquelles j’avais écrit mes deux questions. Au dos de la première, en grandes majuscules (on m’avait prévenu que Mère traversait des épreuves physiques et qu’Elle ne voyait plus clairement), j’avais écrit : (« Mère, veux-Tu de moi pur la transformation ? ») Mère écrivit, juste sous la question : « Oui. Mais de ton côté tu dois avoir l’endurance bénédictions Mère. » Au dos de la seconde photographie, j’avais écrit : (« Mère, seras-Tu toujours dans mon cœur ? ») Et juste sous la question, Mère répondit : « Oui. Mais tu en seras conscient en proportion de ta sincérité bénédictions Mère. » C. repartit en France. Le temps de butiner venait à sa fin. Et mon visa aussi allait bientôt expirer. Les choses devenaient un peu plus sérieuses, les conditions de l’engagement un peu plus tranchantes. Il y avait entre Françoise et moi une certaine attraction et de l’amitié ; et je lui étais très reconnaissant des soins qu’elle avait pris, et de l’accès qu’elle m’avait permis de trouver, par elle, à Mère. Mais peut-être attendait-elle plus de moi, ou bien s’est-elle méprise sur mon attitude, voyant de l’arrogance là où il n’y avait que la tension de ma lutte envers mes propres contradictions. Par elle, j’écrivis bientôt à Mère : (« Douce Mère, dans l’état actuel, je ne puis rien dire de ma sincérité, mais, es-Tu d’accord pour que je demande, par Kiran, une prolongation d’un an de mon visa, malgré le fait que j’aurai probablement à retourner en France pour essayer d’obtenir la réforme du service militaire, soit en Août, soit en Octobre ? Veux Tu donner Ton accord écrit, ou en faire part à Françoise. Mère, je veux T’obéir pour toutes choses. Je sens un besoin, une volonté impératifs de rester ici, tout à Toi, et d’apprendre par Toi à Te rejoindre au fond de mon cœur, pour T’aider et Te servir. Gratitude. Divakar. ») Au bas de la lettre, Mère écrivit :

« C’est bien bénédictions Mère. »

Muni de cet accord écrit de la main de Mère, je me rendis au bureau d’Auroville pour que Kiran fasse les démarches nécessaires. Une semaine plus tard, je revins la voir. Tout embarrassée, la mine triste et me signifiant son impuissance, elle m’apprit qu’un contrordre avait été donné ; elle ne pouvait me dire ni comment ni pourquoi, mais la permission de rester m’était refusée.

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Le malaise m’envahit.

J’allai tout de suite trouver Françoise, qui me reçut avec une froideur déterminée, se montrant offensée de mon insistance, et refusant de me fournir la moindre explication. Sa porte se fermait et, par là même, c’est l’accès à Mère qui me devenait interdit. Quelques jours s’écoulèrent dans une sorte de stupéfaction, une brûlure qui m’étreignait. Il m’était récemment arrivé à plusieurs reprises que quelqu’un que je connaissais à peine tente de m’avertir ; ce fut une fois une jeune femme, mère de l’un des premiers enfants nés à Auroville, qui m’interpella pour me mettre en garde, me disant qu’on cherchait à me jouer un mauvais tour. Au cours des années précédentes, on m’avait souvent défini alternativement comme un ange ou un diable, et j’avais tendance à en prendre, sans en comprendre clairement les termes, la responsabilité ; avec elle venait un sentiment de culpabilité que tantôt je rejetais, qui tantôt m’étouffait. J’étais conscient que ma présence ne laissait guère indifférent, il y avait là trop d’intensité, mais je ne me connaissais aucune mauvaise volonté. Je me sentais surtout trop aveugle, trop ignorant, trop divisé entre mes désirs et mon aspiration, le désespoir et le besoin de servir. Et là, je n’avais pas la moindre compréhension de ce qui se passait, de la cause ou des causes de cette obstruction, de ce rejet. S’il m’était possible de deviner le rôle de jalousies ou de dépits personnels, je ne pouvais pas saisir en quoi cela pourrait influer sur la décision de Mère. Je me sentais comme un condamné que l’on aurait jugé à son insu. Un soir, alors que je me tenais debout à mon poste habituel près du Samadhi de Sri Aurobindo, Paola s’approcha de moi et demanda à me parler. Je savais seulement d’elle qu’elle était la mère d’Aurofilio, un tout petit enfant, le premier d’Auroville je crois, dont j’aimais toujours rencontrer le radieux sourire et la reconnaissance immédiate du regard. Elle me dit qu’elle travaillait comme secrétaire pour Nata, qui était lui-même un intermédiaire auprès de Mère, principalement pour les Italiens ; et que Nata l’avait chargée de me dire qu’il m’avait observé et qu’il était touché par ma sincérité et triste de ce qui venait de m’arriver, et qu’il s’offrait ainsi que sa compagne Maggi, elle-même l’une des secrétaires de Mère, à remettre à Mère mes lettres et mes questions si je le souhaitais. C’est ainsi que je rencontrai Nata et Maggi, chez eux. Ils ne purent, ou ne voulurent, rien m’expliquer non plus. Mais leur bonne volonté était tangible, et c’était pour moi le sauvetage. Je ne voulais pas déranger Mère. Nous savions tous combien, parfois, Elle peinait, là-haut, dans Sa chambre, même si nous ne pouvions mesurer l’ampleur et la portée de Son travail, et ne soupçonnions pas l’horreur de ce qu’Elle devait parfois seule affronter. Maggi et moi convînmes que, si Mère en avait le temps à la prochaine entrevue qu’elle aurait avec Elle, Maggi Lui demanderait simplement de dire ce que je devais faire. A cette période, Mère demeurait le plus souvent en transe – du moins c’est ainsi que les uns et les autres choisissaient de définir l’état de concentration dans lequel Mère était de plus en plus plongée.

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Je précisai à Maggi que je ne demandais qu’un mot, oui, ou non, et de faire savoir à Mère que, quelle que soit Sa réponse, je la prendrais comme Sa Grâce – il me semble que c’est à la suggestion de Maggi que j’ajoutai cette dernière donnée de ma requête, mais je me souviens y avoir adhéré de toute ma volonté, car je ne voyais pas d’autre attitude digne et décente et offerte. J’attendis longtemps dans la petite cour en retrait du Samadhi. Enfin Maggi revint de la chambre de Mère. Elle me raconta ceci : qu’elle avait posé ma question à Mère ; que Mère s’était très longtemps concentrée ; puis que Mère avait demandé à Maggi : « Il a bien dit que ce serait une Grâce ? » Maggi confirma qu’en effet, c’est bien ce que j’avais dit. Mère Se concentra encore un long moment, puis Elle prit un petit bout de papier, sur lequel Elle écrivit : « Non » Maggi me tendit ce petit papier et je sortis dans la rue, débordant d’un chagrin qui me fit sangloter longtemps, seul et nulle part sur ce trottoir, jusqu’à ce qu’un ami, F.Ga., m’y trouve. Cette journée s’achevait et c’était comme s’il n’y avait plus de sol où poser le prochain pas. Alors je m’en suis allé jusqu’à la digue, devant l’océan, où je savais pouvoir retrouver Satprem. Je le rejoignis là et m’assis près de lui, déchargeant un peu ma peine. Il me dit : (« C’est quand tout va mal que le yoga va le plus vite… crois-moi, j’en ai l’expérience !!! On se reverra… ! ») Ces mots de lui me permirent de tenir : « On se reverra »… Les choses s’arrangèrent pour mon départ. J’obtins une extension limitée de mon visa. Un jeune menuisier Français, G., avait décidé de repartir en France avec sa petite voiture, une « 2 Chevaux », laissant à Auroville tout son équipement, et cherchait un compagnon de voyage. Mais comment pourrais-je repartir sans La revoir ? Dans la maison que je louais dans le quartier musulman, M’zali (que Mère nomma « Krishna » plus tard) venait souvent dormir ; notre amitié était très puissante, presque éprouvante par son intensité et la force qui nous unissait nous propulsait parfois dans des domaines inattendus. C’est ainsi qu’une nuit j’eus l’expérience de descendre avec lui, à grande vitesse ; dans une région du subconscient profond, et nous étions tous deux comme entourés d’une lumière intime et chaleureuse, mais le choc de la descente brisa comme une limite. Quand je revins à l’état de veille, j’eus la sensation que quelque chose s’était produite avec le sachet de bénédictions que je portais scellé dans mon médaillon. Je l’ouvris et trouvai le sachet calciné. C’est le lendemain que je devais voir Mère. Je pris avec moi une coupe d’argile que, sur le chemin, je remplis de pétales jaune d’or de « Service », y déposant une fleur corail vermillon d’ « Amour Divin » et quelques fleurs, roulées comme des coquillages d’un bleu profond et lumineux, de « la Conscience de Radha ». Je priai Nata de demander à Mère si je pouvais La voir avant de m’en aller. Mère lui donna la date du 10 Mai.

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Je rejoignis Nata à l’Ashram et montai avec lui l’escalier de Mère. Nous n’attendîmes pas longtemps. Je suivis Nata dans Sa chambre, mais il s’écarta sur le seuil et me laissa entrer seul, gardant la porte. Mère était assise dans Son grand fauteuil, le dos à la porte, si bien qu’Elle ne pouvait me voir marcher vers Elle. Pourtant, avant même de me voir, alors que je m’avançais jusqu’à Elle, d’une voix grave et forte et ferme, Elle commença de me dire : « Tu verras, tu sentiras, tu comprendras, dans quelques temps, que c’est la meilleure chose à faire… » Et, alors que je m’agenouillai devant Elle, Elle ajouta ce mot : « L’avenir… »… qu’Elle laissa suspendu dans le silence. Elle était vêtue d’une simple robe brune, d’un brun un peu brûlé comme la terre, Ses bras découverts. Ses yeux plongèrent au fond de « moi », ma main dans les Siennes, blanches et fraîches et chargées de cette Onde, et ce moment s’inscrivait entièrement et pour toujours ; je posai brièvement ma tête sur Ses genoux et Ses mains et Son sourire soudain me bénirent encore. Puis je me souvins de ce que je voulais Lui demander, je touchai mon médaillon pour Lui signaler ce qui était arrivé ; sans un mot Elle me tendit un paquet de bénédictions. Puis je Lui remis un exemplaire du petit livre de Sri Aurobindo « La Mère », que je voulais emporter avec moi. Elle prit un stylo sur la tablette à côté d’Elle, ouvrit le livre et écrivit sur la première page : « Bénédictions. Mère. » Alors… bien que Nata gardât la porte de Mère avec une détermination qui exprimait à la fois son amitié pour moi et son adoration d’Elle, je ne me sentais pas le « droit » de rester plus longtemps, de « profiter » de ce privilège – et, à ce moment, il n’y avait plus de mots, plus de pensées ; il y avait ce silence seulement, dans lequel Elle venait de laisser le mot « avenir »… Comment s’en aller ? Il fallut bien pourtant physiquement m’éloigner, sortir physiquement de cette chambre, physiquement cesser de La regarder. Vint le jour du départ. G. avait gardé sa voiture devant le bureau d’Auroville, juste à côté et en face de l’Ashram. Plusieurs messages d’amitié étaient posés sur le pare-brise. Nous roulâmes à travers l’Inde, sans hâte, jusqu’à Bombay puis, traversant le Rajasthan, jusqu’à Delhi. Le plus souvent possible au volant, la conduite m’aida à recouvrer un rythme un peu libéré du désespoir, un peu plus de courage. Et je respirais l’Inde, m’en imprégnais de tous les pores, absorbais, me nourrissais de ses dimensions, comme si je voulais me charger à bloc avant de lâcher prise. A Delhi, nous nous séparâmes. « Voyager » en-dehors de l’Inde n’avait pour moi plus de sens. Je retournais sur mes pas, mais les bras emplis du plus beau présent du monde – comment pourrais-je communiquer un peu de Cela qui m’avait été donné sans le trahir ? J’éprouvai là une appréhension physique : quitter l’Inde, c’était comme tomber.

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Alors je voulus une étape, une transition lumineuse : je télégraphiai à mon ami et compagnon C.V de venir me rejoindre à Copenhague, dans la clarté limpide du Nord, lui et moi seuls et loin de tout ce que nous connaissions. Nous vécûmes là sur un bateau amarré au quai, quelques jours d’un intermède que nous avions pu dérober à l’inexorable nivellement. Puis nous redescendîmes. C’était concrètement, là où le corps et l’être intérieur s’étaient trouvés et unis, comme une culbute dimensionnelle. Dans l’air même, il manquait l’essentiel. Mais il fallait vivre, comme tout le monde, et apprendre à partager autant qu’il serait possible. Je retrouvai les « miens ». Ce que je ramenais en moi-même, cela aurait-il pour chacun d’eux un sens ? Je dus bientôt régler cette question de service militaire. Nanti d’un certificat rédigé par un ami médecin et psychothérapeute, je me laissai volontairement couler dans un état de vulnérabilité psychologique extrême et me présentai ainsi à la commission médicale. Je fus de suite exempté. Ce n’était pas mentir ; de leur point de vue, ma seule bisexualité leur aurait posé problème et je leur épargnai, en fait, bien du tracas. Il sembla que la démarche la plus évidente serait une vie commune, apprenant à s’organiser et développer notre conscience avec Elle et Sri Aurobindo comme base et comme guide. Chaque fois que je servais de relais pour mettre quelqu’un en contact avec Mère et Son travail, je me sentais rassuré, utile. Quel que soit le résultat apparent de toute rencontre individuelle, quiconque entrait dans l’orbe de ce grand labeur terrestre, entrait aussi dans la protection exacte de ces grandes ailes de vérité dont l’onde transformatrice était prête à agir dans tous les cœurs. Deux amis, qui m’avaient rendu visite à Pondichéry, avaient acheté un petit château délabré du côté de Vézelay dans la forêt, avec ses champs vallonnés et son ruisseau et sa grange. On y emménagea petit à petit, colmatant les toitures, comblant les brèches, arrimant nos tentes de nomades devant les grands âtres de pierre, faisant nos nids dans les combles, essayant de rassembler utilement nos capacités diverses. Certains ne faisaient que passer tandis que d’autres choisissaient de rester, mais tout semblait répondre à une logique souriante et joueuse qui articulait la coïncidence jusque dans le détail et l’instant, comme si cette vaste Présence bienveillante et rigoureuse en même temps s’offrait comme un nouveau milieu – une autre atmosphère se faufilant, s’imbriquant dans l’atmosphère terrestre. Mon ami C.V décida lui aussi de faire le voyage jusqu’à Mère, et j’en informai Nata. De mon côté j’éprouvai vite le besoin d’une réassurance, de la perspective plus ou moins éloignée, mais sûre, de mon retour, pour mieux me concentrer sur les changements nécessaires. Je communiquai ce souci à Nata, en Août. Il ne put me répondre que le 19 Septembre. (Il est à noter ici que Nata n’était pas Sanskritiste ; Mère avait, de Sa belle écriture régulière, tracé mon nom « Divakar » ; tandis que ma propre écriture était un mélange de caractères « classiques » et de caractères « scriptes » et je me rendis compte plus tard qu’il était possible de lire ma signature comme « Divakat » avec un « t » final, plutôt que « Divakar » avec un « r ». Pourtant je n’ai pas remarqué, pendant longtemps, que Nata avait fait cette confusion.)

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Nata m’écrivit ainsi : (« Mon cher Divakat. Oui, Mère n’a pas été très bien pendant le mois d’Août. Elle a reçu seulement les disciples les plus intimes. Maintenant Elle est assez mieux, au point tel que j’ai pu lui lire votre lettre du 9 écoulé. Mère a dit que pour le moment il n’est pas question de revenir à l’Ashram. C’est trop tôt. Elle vous avisera. Elle m’a donné pour vous le sachet de bénédictions ci-joint. Je suis content de l’arrivée de votre ami Christian. Il faut qu’il sache que maintenant c’est très difficile d’être reçu par Mère. Avez-vous reçu ma lettre du 30 Août ? Bien, mon ami, je vous souhaite la paix profonde. Nata. ») Une sorte de communauté se formait, dans les ruines de ce petit château, et la douceur de l’automne nous permit de nous préparer à l’hiver. Etablir nos rythmes journaliers, nos tâches, un rassemblement minimal de ressources, chacun contribuant selon ses possibilités. Ramasser le bois mort, cuire le pain, récupérer des tissus et des vêtements chauds pour tous, nous approvisionner et nous équiper pour quelques activités artisanales, telles furent les priorités au cours de ces premiers mois. Il n’y avait pas de discours particulier, pas de programme, pas de théorie, chacun portait et partageait ses questions, ses découvertes. Plutôt qu’une communauté définie par ses buts, ses projets, ses principes, ou un enseignement quelconque qu’il se serait agi de mettre en pratique, c’était une sorte de fluidité qui s’exerçait là, s’élargissait ou se concentrait au gré des rencontres, des mouvements et des passages. La seule référence tangible était la présence et le travail de Mère et Sri Aurobindo, et les fragments d’expérience que certains d’entre nous avaient déjà récoltés. Une tension persistait en moi, car il me semblait comprendre combien il était impératif que je sache me dégager de tout attachement. Ma nature était telle que j’entrais profondément dans les êtres qu’il m’était donné de rencontrer, ce que je percevais comme une capacité vraie, mais l’ego et l’inconscience s’en mêlaient inévitablement et pouvaient en dévier la portée, en corrompre l’utilité. Le plus souvent, d’intenses attachements étaient ainsi formés, qui pesaient et secrétaient de la douleur, comme une misère qui devenait intolérable. Je pressentais que, avant que cette capacité puisse vraiment servir, agir au service de la vérité, libre de tout mélange, un long travail de purification serait nécessaire – pas une purification morale, mais une purification du poids et de l’emprise de l’ego. Un début, au moins, de transformation psychologique. J’étais souvent moi-même, et depuis l’enfance, la première « victime » de cette force d’attachement, quel que soit son « objet ». Même envers Mère. En Novembre, j’écrivis de nouveau à Nata, pour Elle. Le 18 Novembre, il me répondit : (« Cher Divakat. J’ai lu à Mère votre lettre du 9 écoulé. Voici sa réponse : un cœur avec sa photo et ses bénédictions. Vous faîtes très bien à écrire avec fréquence : cela vous permettra de vous tenir dans la conscience physique de Mère pendant les instants que je lui lise votre lettre. Elle se souvient de vous très bien et chaque fois se concentre assez longtemps. Je me rends compte que le grand désir qui vous domine de revenir à l’Ashram crée en vous une sorte de complexe. Tâchez de n’y pas penser. Soyez sûr que le moment venu, Mère ne manquera pas de me dire : Nata, écris à Divakat qu’il vienne. L’attachement à n’importe quoi ne pourra pas vous faire du bien, mais seulement retarder votre avancement sur le sentier de la transformation. Je me souviens de

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vous avec amitié et affection. Nata. ») (Nata, d’origine Italienne, n’avait qu’une maîtrise approximative de la grammaire française.. !) Le petit cœur contenu dans l’enveloppe, découpé probablement dans un carton dur et recouvert de soie peinte, se composait en fait de deux cœurs articulés, s’ouvrant pour révéler la toute petite photographie de Mère, en face de laquelle Elle avait écrit, en tous petits caractères : « bénédictions Mère » C’est Champaklal qui avait peint les deux motifs, l’un d’une rose rosée, épanouie, l’autre d’un lotus rose tout ouvert. Parmi ceux qui avaient un jour débarqué dans notre havre, une jeune femme, M.S, était arrivée avec un tout petit enfant, Cyril ; le père, un garçon brillant mais plutôt déséquilibré, que j’avais un peu connu, lui avait indiqué notre adresse comme un refuge possible ; avec cet enfant, qui ne marchait pas encore, un lien se forma presque immédiatement et, avec ce lien, le sens accru d’une responsabilité. Mais je me voulais comme un relais seulement ; il me semblait que la seule chose de valeur que je pouvais offrir, passer aux autres, était la conscience de la présence de Mère, de Son action – et il y avait Auroville qui s’ouvrait au monde, à tous ceux qui souhaitaient tenter l’expérience. Peu de temps après mon départ de Pondichéry mon ami M’zali avait lui aussi demandé un nom à Mère. Originaire du Sud du Maroc, son père était venu des peuplades nomades sub-sahariennes, et son physique remarquable était plutôt celui d’un peuhl. Mère l’avait vu plusieurs fois et accepta de lui donner son nom. Elle lui écrivit sur une petite carte : « J’ai clairement vu et entendu : il devrait s’appeler Krishna. Bénédictions. Mère. » Krishna, ainsi, m’avait envoyé cette nouvelle et m’écrivait que je lui manquais et qu’il souhaitait venir me rejoindre. Quand il arriva, un projet s’était déjà formé en lui, comme une mission qu’il se donnait au service de Mère, avec toute sa passion : il voulait traverser le continent de l’Afrique dans sa plus grande largeur, d’Ouest en Est, afin qu’à travers lui, à travers sa naissance d’Africain – enfant de la Mère – cette grande masse vibrante d’expérience humaine soit offerte et portée à Ses pieds, pour l’avenir de la terre. Quand nous étions ensemble, il nous semblait que tout était possible, nous éprouvions l’incandescence d’un amour qui semblait pouvoir tout embrasser, tout rencontrer. Je l’emmenai bientôt dans le Sud Ouest, rendre visita à mes frères, puis nous retrouvâmes près de Bergerac plusieurs de nos amis, dans la maison de Rakhal, lui aussi nommé par Mère, qui avait habité avec nous à Pondichéry. De là, Krishna et moi traversâmes seuls les Pyrénées jusqu’à Montserrat, au lieu de la Vierge Noire. Puis nous rejoignîmes A.R et mon compagnon C.V à Barcelone – la cathédrale inachevée… Krishna s’en fut, seul, vers le Sénégal. L’hiver nous attendait, dans notre masure de pierre. Mais il ne fallut pas deux mois à Krishna pour parcourir la distance du Sénégal à l’Ethiopie. Il lui sembla alors que l’expérience demeurait incomplète si je n’y participais pas, si notre amitié n’y était pas présente. Il m’appela. Je pris l’avion pour Adis Abéba. Nous avions rendez-vous dans le Sud, et je le vis s’avancer sur le quai de la petite gare, vêtu à la musulmane, une ample gandourah

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