journal d'une transition

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Honte, embarras. Mais surtout la joie, la joie de l’enfant qui revient enfin. Et le sourire réconciliant de ceux qui venaient de me souhaiter bonne route. Mais alors il fallut s’organiser, et trouver où se donner, comment fonctionner, regarder tout cela autrement, à long terme, commencer de saisir les termes de l’aventure, ses niveaux ou degrés d’engagement – la vie de l’Ashram, ou celle d’Auroville, et cette mouvance d’êtres et de tendances qui gravitaient vers Elle. Je décidai d’abord de louer une maison indépendante, qui vite servit de repaire et de refuge aux uns et aux autres, pionniers de ce grand plateau aride et rouge qu’Elle avait nommé Auroville. Et Fabienne et moi eûmes la permission d’occuper une hutte à « Forecomers », et d’y aider à la construction d’un premier barrage dans les ravines. Il y avait un brassage constant, de tous les instants, de contacts, de rencontres, de mouvements, d’expériences dans la veille comme dans le sommeil, une tension multipliée d’obstacles, de résistances et de réceptivités, un défrichement comme un chantier interne, des moments si pénibles et des moments si pleins, des angoisses presque insupportables et de grandes ondes de confiance et de bien. Il me fallait aussi communiquer, à C., à ceux qui avaient été mes compagnons jusque là, la nature de mon engagement ; et considérer aussi d’autres facteurs, tels que le service militaire (qu’une inscription tardive à des cours par correspondance m’avait permis de remettre à plus tard). Et je lisais, lisais, tant que je pouvais, les mots de Mère, les écrits de Satprem (Fabienne et moi avions emporté « l’Aventure de la Conscience » dans notre voyage, nous le lisant l’un à l’autre dans nos chambres d’hôtel le soir venu), et je commençais à entrer dans l’œuvre de Sri Aurobindo, avec « La Synthèse des Yoga », développant en même temps ma compréhension de la langue anglaise. Et j’avais tant de questions à poser à Mère, lourdes, maladroites, encombrées. La perfection physique, l’exactitude de la transmission physique, de la relation du corps à la conscience, à la vérité intérieure, était une préoccupation dominante. Ainsi je Lui écrivis : (« Mère, est-ce égoïste, est-ce inutile, que de vouloir le corps, l’image, clairs, vivants, lisses, exacts, que de vouloir ouvrir le physique et l’image afin qu’ils transcrivent dans leur propre harmonie posée, formelle, la lumière encore immanente ? J’ai l’impression que je ne pourrai aller réellement plus loin, plus haut, plus complètement, que lorsque cette frontière, qui est le véhicule ici, sera assez perfectionnée pour attendre dans une danse calme que tout l’être se réalise. Il y a, à mes yeux, dans l’apparence individuelle, comme un langage pur, presque théorique et, pour qu’il devienne tangible, il faudrait dissoudre une à une toutes les imperfections qui s’y greffent et s’en nourrissent en l’altérant, appelées par quelques correspondances internes qui la trahissent. Investir de l’attention, de l’énergie dans cet effort, est-ce gaspiller, est-ce errer ? »…) (… « Comment faire ? Mère, de quoi le corps, de quoi le visage sont-ils l’image ? Quelle est cette force négative qui s’y attache et y retient parfois prisonnière une part de l’être sans laquelle on ne peut voyager plus avant ? L’ego, le vital, mais qu’est-ce précisément ? Mère totale, voudriez-vous me dire aussi comment, parfois, je puis me sentir si proche de vous, comment vos paroles, votre manière peuvent me sembler familières, du moins ce que j’ai pu percevoir de vos écrits ou de votre Ici, dans la marge, Mère écrivit : « Non, c’est très nécessaire. »

action ?... Est-ce seulement une projection de l’ego ? »…) Mère souligna ce passage et marqua une croix dans la marge.

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