journal d'une transition

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Je peux maintenant me tenir assis contre un mur, le soleil ajourant les surfaces, et penser simplement. Je sens C.V, vivant aussi ; sa pensée ne s’éloigne pas de la mienne, et je tâcherai de ne pas lui devenir étranger. Les cheveux ras, je me sens dégagé d’une équivoque importée, chargée de malaise. Je peux alors assumer l’équivoque qui m’est propre et laisser mon corps danser de lui-même. Je voudrais tellement être sûr que S.B. viendra encore vers moi, et bientôt. Pour C.V, je n’ai pas peur, je ne crains pas qu’il se détourne. Je crois que nous nous sommes approchés l’un de l’autre avec beaucoup d’amour et d’honnêteté, que nous nous sommes tenus debout l’un contre l’autre sans douleur et que, désormais ; nous sommes frères. Lorsque Sead, ou un autre, me disent leurs projets, et les efforts qu’ils ont déjà faits, seuls, pour apprendre un métier, je me sens un bon à rien, un veinard, une putain de dilettante… Il me semble que nous avons tant d’effort à faire pour nous garder en vie, chacun de nous et notre espèce, et conserver notre forme actuelle en l’orientant vers une forme meilleure et moins égoïste que, constamment, nous sommes attirés vers la poussière, vers la terre retournée, vers le nul qui succède au mal de l’esprit. Parfois je perds confiance. J’ai alors l’impression que je ne fais ce voyage que pour employer un temps qui me faisait peur. Mais si je regarde vers l’Occident, je réalise qu’il y a bien en moi une trajectoire intime, et qu’elle me mène là où je vais. S’il y a facilité, c’est-à-dire paresse, vanité, s’il y a piétinement, alors je me trompe. Se développe en moi une joie, une vaillance. L’esprit de difficulté doit être confondu. Je ne crois pas beaucoup à la notion de combativité, de performance face à l’obstacle. Il n’y a pas d’obstacles, mais des symboles, mais des éclatements à résoudre, mais des blessures à guérir. Il n’y a pas à lutter contre un nœud, mais à comprendre ce qu’est un nœud. Un être qui vient au monde se désordonne au contact de l’extérieur et des autres. Le travail consiste d’abord à rétablir l’équilibre, et c’est un dialogue constant de point à points, d’instant à instants. Les mots m’échappent et je reste crétin, les doigts en l’air et un peu gourds, cherchant autour ce mot qui, tout de suite, annonçait sa présence, pour s’enfuir en laissant un vide étrange, une possibilité de sens attendant une possibilité de nom, et s’ouvre soudain un horizon déployé tel un soleil blanc dont chacun des rayons est un sens encore inconnu, un sens étranger menant à un nom étranger… Faut-il suivre le rayon à sa source et disparaître vers un autre horizon jusqu’à devenir cet étranger, ou faut-il chercher au bout du rayon un point présupposé, une vie non identifiée, un prisme impliquant une Loi, une structure et des groupes et des familles et des associations et une vitesse et une lumière et une densité et s’y engouffrer comme un météore pour échouer là ; mort et dissocié de ses contraires, et de ses compléments, attendant combien de temps d’être inclus, intégré, de par la force de ces choses étrangères… Tout travail a besoin, comme d’une garantie, du regard de l’autre pour trouver la vie et le mouvement. L’autre est pour sa propre pensée et sa propre démarche la matrice indispensable sans laquelle cette pensée et cette démarche ne conduisent qu’à un surhumain intime et incommunicable – qu’il est bon d’avoir connu mais *1-11-1969, Kuwait : Le temps de mon voyage, ici, est retenu en un nœud immobile. Coule au-dedans un sang qui se transforme.

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