journal d'une transition

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l’Inde jusqu’ici ; les uns sont là depuis des mois, ils ont perdu leur passeport et n’ont plus d’argent ; d’autres arrivent pour l’hiver et l’envoûtement commence ; les jours passent, la nature est si belle, c’est un lieu de transition sur le chemin qui mène au paradis ; sans bouger, il ne fait pas trop chaud, les poissons ne coûtent rien et le riz, si peu ; les noix de coco désaltèrent ; il y a le minimum et juste assez de force pour marcher sur la grève. Un sommeil appauvri altère leurs traits. C’est drôle de voir, réunis par maisons, les occidentaux qui sont dans leur pays considérés comme des aventuriers, se retrouver entre eux, les Français avec les Français, les Américains avec les Américains ; et, par leur inaction, entretenir plusieurs familles d’Indiens… Le quotidien est si prenant ; il s’établit au fil des jours une connexion entre le rythme de la nature et celui d’une pensée qui devient passive et se satisfait de son éloignement que l’ego considère comme un recueil et une purification… Certains, après quelques mois d’Inde, trouvent en eux-mêmes des qualités de prophète ou de visionnaire et exhibent un accoutrement de sagesse ; d’autres sont simples, ils sont venus, ils voulaient sentir, ils restent eux-mêmes et n’ont pas cette inhibition qui consiste à avoir honte de sa pensée. Et puis Joachim, et quelques autres, là, au hasard, seuls ou ensemble, vivent et marchent. J’ai quitté Calangute, pris un autobus, un bateau, deux autres autobus, et suis arrivé ici, sur cette plage plus vaste et plus belle encore, plus féconde, et moins fréquentée. Des types, bizarres, des individualistes. J’ai marché un peu, suis entré dans une maison claire… un couple d’Anglais, ils m’ont accueilli ; je me suis baigné et, à mon retour, ils m’ont proposé d’habiter avec eux. Tendresse discrète. Maggy et Lee. Ils m’ont prêté un sac de couchage. J’ai rencontré dans l’ancienne Goa, dans une institution catholique dont les bâtiments entourent une église blanche, habitée d’ors et de marbres, une femme religieuse, venue d’Espagne. Elle m’a donné de l’eau fraîche et m’a parlé simplement. Voilà. L’Inde. Le regard parfois se cristallise. Le profil d’une femme dont l’oreille est piquée de pierreries. Les yeux d’une femme, leur vitalité. Les gestes des mains. Une épaule qui offre sa surface vivante, sa brune présence, le désir se coule contre elle, objet d’amour ? Le corps tout entier peut être gainé de l’étoffe noire d’un sari, ou pourpre, bleue, or, l’épaule en devient le symbole, et ce symbole suffit. Les vieillards sont parés de leur propre élégance. Les membres sèchent, la peau se tire, le cou s’allonge encore, la main est plus noueuse et les dents sont tombées, mais le visage, mais le corps peuvent se tenir à la lumière ; la vie fait son chemin, l’esprit ne se complait pas dans les notions de déchéance, de déclin, de sénescence. Pourquoi suis-je venu ? Je n’ai pas envie de « enjoy myself »… Je ne sais pas. Je ne sais comment sortir de ce dédale. Le soir, j’ai des sueurs froides et mes mains sont brûlantes. Mon sommeil est agité de rêves désordonnés. Ce journal est un peu l’histoire du Petit Poucet… Bientôt je serai à Pondichéry, auprès de Fabienne. J’ai entendu dire que l’Ashram était très grand, comme un village, et qu’il y avait une multitude de Français, ce qui ne m’inspire pas vraiment… Il faut que je comprenne mieux l’agression, ce que la solitude en fait. Ce journal est celui d’un état… Il faudrait avoir le temps d’en rédiger plusieurs à la fois. Tant de choses se passent que je ne puis dire. Cette nuit, j’ai fait plusieurs rêves très complets ; dans l’un, R, le compagnon de ma mère, possédait le secret de ma guérison, qui semblait fort simple, et je comprenais qu’il n’avait jamais voulu me le communiquer, par haine ;

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