2021 Défaire les murs et aller

2021

Défaire les murs et aller

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Noms

Les résidents

Zeidr – la thérapeute

Vrit – le chercheur, l’enquêteur

Nat – l’artiste peintre – et narratrice

Tan – le musicien et compositeur

Svanil – la voix et le chant

Cleïm – le jardinier

Sémion – l’enfant autiste

Jul - l’équipementier

Jen – la gymnaste

Gomat - le danseur et le mime

Fran – l’artisan

Tohar – l’architecte et l’historien

Martin - l’inventeur et mécanicien

Gan – le fils, chercheur biologiste

Gaur – la fille, chercheuse physiciste

Yaël – le technicien et l’arboriste

Kayne – l’explorateur de l’invisible

Dia – la documentariste des sens subtils

Loïs – le modéliste

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Les enfants

Le Mont – le plus âgé, l’aîné

L’Etoile – sa sœur cadette

Améthyste - la jeune fille brune

Le Marin – le gringalet

Ruffian – le costaud

Blanche – la plus menue

Faucon – le rouquin

Chardon – la toute frisée

L’Archer – le gamin au profil d’ange

Tocsin – le petit bronzé

Violette – la petite aux cheveux de jais

Le Rai – le petit dernier

Autres adultes : Les membres du Conseil Régional

H.

S.

L.

Léa, la fermière

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Lundi

Qui suis-je à tes yeux ?

Mon ventre est avachi, ma peau est flétrie, mes seins sont des outres usées – qui vois-tu ? Quelle force nous a donc pillés, trompés, saccagés, quel est son jeu, que veut-elle ?

Que sommes-nous donc ?

Fallait-il nous animer, nous inventer, pour goûter à la souffrance et la honte ?

La joie et la r econnaissance, nous l’avons pourtant connue, oui, cette joie reconnaissante, la joie de se reconnaître et de se donner encore et encore l’un à l’autre, de pouvoir célébrer avec des corps la vie de cette complétude – deux se complétant - , t’en souviens-tu ? Alors il nous faut être plus grands que l’amertume, que le reproche et le regret, plus grands que la trahison, plus grands que tout ce qui nie et se moque et corrompt – il nous faut être sages pour être assez forts pour accepter la défaite de nos gestes presque parfaits, de nos rencontres presque entières, de nos repos presque fondus… le pouvons -nous ?

Cette résignation sublime, pouvons- nous l’accepter ?

Tes flancs sont alourdis, ta nuque est raidie, tes mains sont noueuses, tu ne viens plus à l’aimant qu i vibrait et pulsait et

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chantait, la magie du monde s’est retirée comme une marée descendante, nous sommes désormais en attente de la fin, est-ce la leçon de cet univers ? La seule conclusion, inévitable et sans appel, est-elle ainsi que tout cela n’est qu’illusion, dont il faut se retirer dans le silence et l’annihilation ? Nos rires, nos caresses, nos tentatives de perfection n’étaient -elles ainsi que des leurres et des mirages, des fabrications, les projections d’un Vide infini qui rêve ? L’élan que nous éprouvions, tant de jours et d’années renouvelé, vers une expression toujours plus complète et affinée, plus équilibrée, de notre expérience partagée, vers une utilité plus grande qui dépasserait et justifierait nos personnes, cet élan n’était - il qu’une ombre portée, un fantasme sans poids ni densité, une chimère sans axe ni fondement, un caprice, un souffle d’air dans une coquille creuse inhabitée ? Nous avons travaillé, tenté de créer et d’exprimer, chacun selon ses affinités et ensemble, cela n’était - il jamais qu’un reflet d’un songe d’action dans la transe du vide ? Nous avons enfanté : cela nous a éloignés et rapprochés à la fois. Un autre corps a germé et s’est formé dans le mien. Puis un autre encore. Fruits de ta semence versée dans mes eaux. Mais pourquoi ce rêve ?

De ton corps gorgé de sève contenue, tel un arbre invulnérable qui croît sans césure…

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Ces cycles actifs de fécondation, passages et rencontres et partages et intimes compagnonnages, l’infinie diversité sans cesse renée, l’unicité inv iolable de toute personne : cet apprentissage de l’Un, n’est - ce qu’un conte pour écarter le vertige d’une absolue futilité ?

Nous nous sommes l’un l’autre épaulés, mutuellement encouragés, par le simple fait de marcher : marcher, s’élargir, s’approfondir, s’unifier, quoi qu’il nous fut arrivé. Tu me disais, t’en souviens -tu, «tu es mon ancre et mon pouvoir d’être, tu es la clé de mon devenir… » et je te disais « tu es mon refuge, tu es ma cause et ma loi… » Ainsi nous avons essayé : toi, avec tes doigts inspirés et ton ouïe éveillée à l’é coute des émotions de la Terre, et moi avec mes pinceaux et mon sens des couleurs et des tracés de toute expé rience, nous avons pu parcourir ce monde et y œuvrer pour en honorer la grandeur et la beauté.

Nous avons ri, souvent et surtout de nous-mêmes, et cela nous a gardés de l’arrogance. Nous avons connu les désarrois face à l’agonie d’êtres chers , ou la misère d’inconnus.

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Mardi

Que vois-tu, là, devant toi, à présent que nous sommes tous deux fatigués, érodés et diminués, précaires caricatures de ce que nous fûmes ou crûmes pouvoir être ?

Nous avons beaucoup cherché, parfois trouvé ; nous nous sommes égarés, souvent, jusqu’aux bords des abîmes , chacun tout à coup isolé, car c’est seul que l’on doit et que l’on peut choisir le vrai choix intérieur – et ces épreuves nous ont rendus meilleurs compagnons. L’histoire de nos vies est embrassée par la Grâce ; c’est ainsi que nous nous sentons d’autant plus redevables – que cette marche éclairée ne soit pas une chance injuste et jamais méritée, mais un service fortifié, un instrument pour aider à frayer le chemin nouveau. Mais nous n’étions pas toujours capables de nous maintenir à la hauteur de notre aspiration à servir Cela qui doit venir ; alors nous nous efforcions seulement et en toute circonstance et dans tous nos actes de demeurer fidèles à la vérité constante de l’humain. Et malgré nous, malgré la foi et la confiance, nous ne pouvions condamner cette lucidité qui constate la dégradation, l’usure, la graduelle viciation destructrice du tissu même de la collectivité humaine, comme si un adversaire infiniment habile faisait de l’homme non seulement son propre ennemi mais celui de la Terre entière, à seule fin de nier la force évolutive et de ruiner ou de dévoyer ses fins.

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Et ces instants d’immense effroi devant cet apparent inéluctable nous rejetaient dans l’ancien questionnement des âges : le constat de l’illusion.

C e monde, cette Terre, n’était -ce ainsi que contexte et décor ?

Nous ne pouvions demeurer ainsi vaincus, ni nous résigner à cette négation.

Maintes fois nous avons pris position ; parfois tu me devançais, parfois je t’attendais.

N ’était -ce là toutefois que galerie de miroirs ?

Pourtant, oui pourtant, cette sagesse humaine essentielle, nous avons vraiment tenté de la faire nôtre et de nous y donner : cette sagesse qui est la lumière du devoir d’humanité, faite d’acceptation, d’élargissement, d’humilité, de générosité, de particip ation désintéressée, une conduite loyale sans œillères, fidèle sans exclusivisme, adaptable sans veulerie, constante sans marchandage, bienveillante sans faiblesse, cette promesse que chaque individu offre à l’entière société humaine de servir l’essor et le perfectionnement continuels de la race humaine et son équilibre dans l’univers – chaque être y contribuant son écot, chaque existence individuelle y déposant le meilleur de soi – avec pour tout salaire l’affection et l’estime de ceux qui nous côtoient - , cette sagesse qui est notre axe civilisateur à travers l’histoire de la Terre, nous l’avons reconnue et respectée, n ous y avons souscrit.

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Et c ette science de l’humain, nous avons tenté de la servir – comme on participe à une cou rse de relais, d’une génération à l’autre se passant le bâton du Bien commun. Car cette humaine sagesse traite tout obstacle et toute contradiction comme une adversité utile au progrès ; elle n’a recours ni aux dieux ni aux diables, et ne se réfère qu’à une sorte de décence fondamentale, de noblesse intemporelle qui constituent la dignité, la valeur et la fonction de l’humain – comme une grande fournaise vivante dont il faut extraire peu à peu l’œuvre durable et communicable et féconde. Cependant il y avait, il y a toujours cette flamme en nous : vient- elle d’ailleurs, ou de l’origine de ce que nous sommes ? Cette flamme qui voit et qui aime, sans objet ni sujet, mais qui aspire comme une soif, une tendresse tranquillement assoiffée, à jamais, de plus de Présence, de plus de v érité, de plus d’espace vivant infaillible. Quand sommes-nous devenus conscients de sa force calme et indépendante, de son regard sur les choses et les êtres et le monde ? Quand avons-nous su que ce serait notre guide, notre éclaireur, notre besoin, notre ressource et notre repos ? Mais ce fut graduellement et presque insensiblement que nous fûmes amenés à un autre discernement et une autre perception, par-delà ou en-deçà de toute pensée, comme en une autre dimension pourtant plus centrale et concrète, et que nous pûmes aborder une double réalisation…

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Comment dire ceci, qui est ineffable et dépasse l’humain de toutes parts et pourtant l’habite de toute éternité ? Ce fut la réalisation de la Présence – enfin trouvée, enfin révélée : celle de l’Habitant, celle de l’Un, en tout ce qui est. Et ce fut la réalisation de la résistance : de ce qui veut préserver son emprise sur la matière et la Terre, de ce qui refuse et nie et veut empêcher l’avènement et sans cesse ni relâche s’active à tromper l’esprit humain e t le fourvoyer.

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Mercredi

Il y a donc cette flamme en nous, cette flamme qui nous a mis en présence l’un de l’autre et nous a guidés et tenu compagnie, cette flamme qui continue de brûler comme un guide invincible malgré la détresse et la défaite de nos corps : je sais que tu la trouves dans mes yeux comme elle me salue dans les tiens. Et cette flamme, qui est à la fois comme le seuil et l’enfant de la Présence, nous nettoie peu à peu, nous éclaircit et nous libère ; elle nous rend conscients de nouveaux chemins et de nouvelles nécessités dans le corps, dans la réalité matérielle, pour qu’un état d’unité et de vérité spontanées et naturelles puissent s’incarner – et relayer ces pantins que nous sommes. Car nous sommes tous encore immergé s et englués en d’obscurs soubassements, retenus et asservis par notre subconscience évolutive et tributaires de toutes les ombres d’un innombrable passé.

L’oiseau d’or est -il sali par la fange ?

Il n’y a qu’un chemin, celui de la Conscience : c’est ce qu e nous avons saisi, chacun et ensemble – la conscience dans les premiers soubresauts de la créature et sa terreur, comme dans l’éclair qui éventre la nuit et le ruissellement des sons que tu tires de ton archet : comprendre ceci est impossible à notre état, car il faut être libéré de toute forme pour s’y unir et pleinement habiter chaque instant et chaque corps.

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Alors, bien souvent nous nous taisons ensemble, comme ahuris par l’énormité, l’immensité du changement qui semble être demandé, ou nécessaire, s’il est possible encore d’évoluer.

Nos corps ont- ils le temps de s’ouvrir ?

Que vois-tu à présent ? Malgré cette déchéance, cette insulte à la joie et la beauté, vois-tu encore la promesse, peux-tu encore distinguer la silhouette d’une plénitude à venir ?

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Jeudi

Tout, autour de nous, semble dire que le temps presse, ce temps qui n’est qu’une dimension de la mort – n’est -ce pas justement cela, l’illusion dont il faut se défaire ? Et même pire encore, si nous cédons à sa pression persuasive, nous sommes assaillis par les preuves d’une imminente annihilation – avec, en une sorte de suggestion tacite, l’appât d’une avenue de salut, avenue étroite pour les élus, assemblés ou identifiés par ceux qui ont su mettre en place les moyens d’une perpétuation améliorée de leur existence terrestre. Que vois-tu, ton regard dans mes yeux, ton regard sur ce corps qui vit encore, qui est encore ma demeure et ma seule station dans la matière ? Vois- tu qu’il y reste assez d’endurance, qu’il y reste la résilience du sourire ? Toi qui toujours a saisi mon corps comme une amarre et l’a tant de fois vivifié de ta joie, peux-tu y cueillir encore assez de courage ?

Qu’avons -nous vraiment trouvé ?

Je sais que tu m’as satisfaite et que je t’ai comblé, car nous étions bénéficiaires d’une miraculeuse alchimie, un don de l’univers… En sommes -nous dignes à ce jour ?

Ce corps abîmé, y vois-tu toujours ta compagne, y viens-tu encore à ta source de persévérance ?

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Je vois tes épaules affaissées, ton visage buriné, mais j’éprouv e ta vaillance indomptée et le rire de notre soleil à jamais. Alors il nous faut poursuivre et cheminer en chaque instant qui nous est accordé.

Il y a tant de clameurs aujourd’hui : celles des démunis et celles des nantis… Il y a ceux qui clament leur fie rté, pour qui aucune prouesse n’est impossible : communication instantanée, abolition des distances, gestion supérieure des ressources, prolongation à volonté, immunité… Et il y a les multitudes qui clament et réclament plus de justice et d’égalité, une répartition plus équitable des richesses, un accès mieux partagé aux fruits de la connaissance et du pouvoir. Il y a ces corps qui ont faim, ces corps qui souffrent, qui ont mal, ces corps qui peinent et subissent – tous ces corps incomptés d’une même matière. C’est la mort qui nous égalise et nous nivelle, tous autant que nous sommes – son rictus est insupportable à ceux qui ont acquis tant de puissance : ils vont plutôt inventer, créer, fabriquer des alternatives, faire usage de toutes les découvertes pour déjouer enfin son règne absolu. Mais nous avons vu, saisi, combien le mépris avec lequel l’humanité a traité la matière a causé la formidable incompréhension dont elle fait preuve dans son application de ces découvertes – et la formidable absurdité de notre situation actuelle en tant qu’espèce.

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Car au lieu de respecter le sens et la portée de ces découvertes, ces percées de compréhension dans les mystères de la conduite et des pouvoirs de la matière, intangibles pour nos sens, au lieu d’aborder ses infinis trésors avec révérence et reconnaissance des voies qui peuvent ainsi s’ouvrir pour le progrès de notre conscience humaine, nous voulons lui faire accomplir les tâches et réaliser les désirs de notre identité réductrice égocentrique. Et de ce que nous observons des facultés de notre cerveau, nous voulons nous servir pour produire de nouveaux instruments aux services de nos besoins sublimés : de ce que l’évolution matérielle a réalisé dans le silence des âges nous cherchons à nous emparer pour nos fins étroites ; en fabriquant des objets « intelligents », nous valorisons une mort vivante : une vie sans conscience. Mais ce que nous montre la flamme de vérité dans nos poitrines, est que le temps est venu d’appréhender les secrets que la Nature a déjà de bien longtemps disposés , en préparation d’un autre Age et d’un autre Principe. Pour cela, il nous faut d’abord établir assez d’harmonie attentive, libre de l’ego et de s es drames, libre des pulsions et des faims et des peurs, dégagée des jugements et des préférences, délivrée des volontés exclusives.

Comme une virginité éveillée.

Peu à peu, bien des ombres se sont dissipées, bien des poids se sont défaits ; peu à peu, sans gloire ni triomphe, en écoutant nos cœurs et nos corps.

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Mais nos corps, justement, sont encore liés à la pesanteur du passé et soumis à l’emprise d’une mort encore nécessaire . Ils ne le sont plus entièrement, ni aveuglément, mais ils demeurent encore d éterminés par l’inertie de leurs origines. Parfois, l’un ou l’autre fut tenté par le renoncement : lâcher prise et tout offrir, même la volonté de progrès, ou renoncer, abandonner, admettre la défaite et l’impossibilité, à peine un mouvement de bascule, u ne lassitude, et l’offrande devient cendre.

Mais aujourd’hui, nous sommes là : oui, nous sommes là.

Oui, je te vois : tu n’hésites pas.

Nous allons découvrir de nouveaux pas, qu’une force nouvelle va conduire.

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Vendredi

Au début de nos années de partage, nos sentiments étaient bruyants et chargés de demande, ils avaient de l’épaisseur et de l’ambiguïté ; puis ils se sont décantés, jusqu’au silence, et sont devenus réels.

Maintenant, ils sont.

Mais nos corps, que leur est-il arrivé ?

Assez tôt nous nous sommes rendu compte qu’une sorte de mutualité d’expérience s’établissait, un équilibre qui nous procurait la perspective nécessaire pour avancer : ce que tu percevais dans ta conscience, je le vivais concrètement comme des évènements intérieurs. A mesure que nos egos personnels, leurs structures, leurs liens et leurs assises se vidaient ou se déréalisaient, comme si le retrait ou la cessation d’un assentiment central les privait de force et d’influence, nous avons tous deux choisi de travailler p lus près de la conscience physique, avec l’aide et le soutien de nos flammes. Ce n’était plus une bataille individuelle, mais un essai, une tentative – ingrate, souvent décourageante mais s’ouvrant parfois sur des instants incomparables, d’une surprenante vérité, d’une simplicité bouleversante – comme l’est le geste infaillible d’un enfant encore indemne.

Sans savoir précisément comment ni par quel processus, une sorte de nouvelle certitude a commence de se révéler,

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insaisissable par les mots ou les pensées, mais bien directe et présente. Il y a une autre réalité ici-même ; ou plutôt, la réalité est autre que ce que nous croyons, sentons et pensons avec les moyens que nous procurent le principe mental et ses instruments. Et nous avons dû constater qu e l’un des grands obstacles à la compréhension directe de nos corps est notre peur, notre terreur humaine de la mort : cette mort qui est logée dans les dédales multiples et simultanés des fonctionnements et des opérations de nos organismes, inextricablement sise au sein de leur foisonnement. A présent que nous sommes plus réalistes, ou moins romantiques dans notre recherche, plus lucides et mieux épris de vérité, d’exactitude et de progrès, nous savons qu’il nous faut développer notre capacité d’écoute si lencieuse, nos antennes de perception directe pour pouvoir nous immerger dans la réalité de la vie du corps. Nous sommes plus sobres aujourd’hui, parce que moins attachés aux surfaces sensuelles et moins motivés ou mobilisés par ces énergies qui peuvent momentanément animer les corps sexués et leur accorder de brèves jouissances – sans pourtant nous en abstraire ni désengager : l’intimité de notre compagnonnage s’en est émancipée. La tendresse et sa connaissance ne dépendent plus de cette vie ni de cette forme : je crois bien maintenant que, même si je ne pouvais plus te voir, ni puiser au creux de tes mains ni entendre

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le rire rouler dans ta gorge, ce serait pourtant pareil au-dedans, dans l’espace inviolable de qui nous sommes .

Mais je te vois encore, avec les yeux de mon corps, et j’en suis reconnaissante : la grâce et le privilège d’être matériels, d’éprouver la Présence dans la matière, d’aller partout dans ce monde à la rencontre de l’Un innombrable, malgré tous les contraires apparents et les horre urs qui peuvent s’y manifester , cette grâce sans pareille, ce privilège sacré, habitent chaque instant de notre cheminement.

Et je sais que je le dis pour toi tout autant.

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Samedi

Nos enfants sont adultes maintenant ; ils sont devenus nos amis.

Nous avons connu à leur sujet bien des désarrois, mais la joie d’être ensemble nous a permis à tous les quatre, non seulement de les surmonter, mais d’y cueillir des forces durables.

Puisque je suis femme, ma tâche fut d’abord celle, nourricière , de la gestation et de l’appel ; puisque tu es homme, la tienne fut celle de l’accompagnement, de la référence constante et de l’inspiration.

Puis il fallut plonger avec eux dans la vie.

Toi ni moi n’avions jamais cru aux morales faciles et trompeuses dont les sociétés se servent pour juger et condamner ; nous cherchions avant tout la confiance, le progrès, la marche qui éclaire et fait grandir. Ainsi la seule loi que nous leur avons communiqué depuis leur première enfance et à travers toutes les péripéties et les circonstances de l’existence, est celle de la résonance du cœur : il y a justesse ou il y a malaise, adhésion ou réticence, soutien ou abstention – que cette loi croisse à tout moment et en regard de toute incidence, et devienne présence infaillible.

Mais malgré cette sauvegarde intérieure, nous avons quand même vécu des périodes de doute corrosif et d’intense anxiété, lorsque l’un ou l’autre se trouvait précipité, projeté ou happé

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dans l’une de ces nombreuses toiles asservissantes qu’ont tissées dans le monde physique depuis la deuxième guerre mondiale ces forces déchaînées des mondes subtils, largement responsables de l’accélération destructrice qui semble posséder notre race humaine et violente la Terre entière. Inévitablement, c’est maintes f ois que la question revint dans nos consciences, cette question qui est l’un des pièges pour ce qui nous reste d’ego : la question de la responsabilité – tirer deux êtres, deux personnes dans ce monde souvent infernal qui semble, de désastre en calamité, péricliter à grande vitesse et vouloir tout abîmer et tout emporter dans son implosion ou sa chute , n’est -ce pas une sorte de crime ou de violence ?

Et que peut accomplir l’instinct de protection dans cette atmosphère terrestre viciée de toutes parts ?

Cependant, peu à peu et à la mesure d’épreuves multiples, la paix s’est imposée en nous, car nous avons pu vérifier ainsi la libre profondeur et la qualité d’engagement de chacun d’eux – nos enfants, lui et elle, frère et sœur et partenaires à la frontière d’un âge terrestre.

Alors, cette usure qui semble avoir raison de nos corps, annonce- t-elle notre capitulation, notre retrait de la bataille, notre démission ?

Ou bien allons-nous continuer de nous frayer un sentier dans l’inconnu de ce qui est vraiment ?

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Il faut être très honnête, très solide et très libre à la fois, il faut être tout à fait détaché de toute sorte de gain ou d’avantage ou de préoccupation personnels, il faut être inconditionnellement offert au travail de l’évolution consciente et à l’act ion de sa force, pour faire le moindre pas conséquent dans un avenir de vérité.

En sommes-nous capables ?

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Dimanche

Avec les années dans nos corps, les attaques se font plus massives, les dommages plus sévères.

Que vois-tu, mon compagnon ?

Vois-tu encore la possibilité du progrès, vois-tu encore cette promesse qui battait irradiante avec nos deux cœurs ?

Les facultés mentales ont donné à l’humain l’impression d’être supérieur au reste de la création – sans pourtant lui en donner le sens : et cette supériorité, l’humanité l’a tant mésusée qu’elle en est devenue monstre.

Elle s’est même crue supérieure à ses corps.

Ce sont néanmoins ces facultés et cette intelligence qui lui ont fait découvrir l’échelle infinie des rouages qui ense mble constituent la manifestation matérielle. Nous savons désormais que l’existence de la matière, telle que nos sens physiques l’appréhendent, est un mirage : il n’y a en fait, fondamentalement, ni substance ni matière nulle part, mais une infinie organisation de mouvements et de relations entre des possibilités de l’infinité. Quelque part sur cette échelle, nos organismes sont des cohérences distinctes qui opèrent dans un milieu infiniment peuplé des germes et des formes de la vie terrestre.

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Peut-être est-ce un avantage de côtoyer la mort – comme l’âge nous amène à le faire à présent que nos corps sont diminués et affaiblis, ou comme peut le faire une maladie agressive : car alors l’on peut explorer ce grouillement encore si mystérieux de la vie organique qui fait de nous de si miraculeuses mais précaires créatures, sans craintes personnelles ni appréhension, à la recherche de ce qui rend la mort encore nécessaire, ou inéluctable.

Le mental, l’ère du mental, est un positionnement au -dessus de la vie, en surplomb ; il veut l’analyser, la décrire, la comprendre, pour la dominer et réaliser sa propre création autonome ; il veut l’exploiter et la faire obéir.

Son ennemi est la mort.

Il redoute les multitudes de la vie, où la mort se tapit.

Le temps est venu – tous les signes sont là – de nous élever au- dessus du mental, dans la conscience d’unité. Mais s’élever, comme nous en avons souvent fait l’expérience, semble impliquer et entraîner une descente correspondante : comme si, de couche en couche et de niveau en niveau il fallait porter l’aspiration et la réalité de la présence là où la conscience s’est oubliée et opère sans l’union, ou privée de l’union – comme pour rétablir le contact.

Alors, nous le voyons toi et moi, dans tous les domaines accessibles à l’humain, toutes sortes de quêtes s’animent, pour percer les parois du mystère, pour trouver la délivrance ou la

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liberté, pour identifier les moyens de nous perfectionner, ou de nous unir, ou de nous affirmer – tous les mobiles possibles animent ces recherches : car tous, partout, éprouvent l’unique acuité de cette frontière évolutive à laquelle nous sommes parvenus aujourd’hui.

Toi et moi souhaitons servir ce passage.

Le pouvons-nous encore ?

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Deuxième lundi

Parfois, lorsque nous sommes ainsi étendus l’un près de l’autre, nous joignons notre attention et notre écoute et apprenons à diriger notre conscience dans une partie ou une autre, un organe ou un autre, un fonctionnement ou un autre, comme une sorte d’étude directe qui demande surtou t une neutralité réceptive – ne rien projeter, ne rien attendre, laisser la conscience reconnaitre les termes de l’activité. Nos corps sont des ensembles de cohérences complémentaires dont les dynamiques sont incessantes et dont les rythmes coopèrent en une constante mutualité.

Il y a-t- il un centre directeur, ou plusieurs centres d’action simultanés ?

Nos notions d’organisation n’y ont plus cours : notre intelligence serait tout à fait incapable de gérer une telle complexité de mouvements interdépendants qui doivent exprimer une solidarité absolue en différents espace-temps.

Cette intelligence dont nous sommes dotés n’est qu’un instrument de la Conscience.

Parmi d’autres.

Nous explorons mentalement l’infiniment petit ou l’infiniment grand et nous échouons devant la même question : qui est là ?

C’est dans la présence de la conscience qu’est la réponse.

C’est la conscience de la présence qu’il nous faut explorer !

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Et il y en a, des degrés !

Chacun d’eux a son siège dans ce que nous appelons la matière.

La Conscience e st Une, infiniment. Il n’y a pas un Dieu quelconque qui regarde et, parfois, commande.

Mais il y a cet aimant constant qui nous tire vers l’amour et la plénitude sans relâche : la loi suprême du devenir. Ainsi, si aujourd’hui nous ne sommes pas encore capables d’amour vrai, demain nous le serons. Mais pour cela, il nous faut changer, évoluer, nous laisser transformer.

Ces cohérences innombrables constituent l’univers ; tout évènement est cohérence.

Nous avons tous deux éprouvé les secousses d ’un séisme sous nos pieds, nous avons vu l’océan se reculer quelques instants pour déferler en raz-de-marée, la tornade implacablement se préciser au- dessus des terres qu’elle allait dévaster : des cohérences momentanées. L’équilibre nécessaire est dans la co nscience, sa qualité dépend de la conscience ; le progrès véritable, celui de la conscience incarnée, n’est possible que dans l’équilibre : l’évolution ne peut se poursuivre que dans l’équilibre.

L’humanité, dans son intégrité, dans sa vérité, est le prése nt véhicule de la conscience incarnée.

C’est à ses représentants les plus réceptifs qu’il incombe de saisir le levier d’un équilibre durable, d’une harmonie assez forte et

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alignée pour tout intégrer dans un mouvement d’ouverture et de progrès.

Toi et moi – et comme à tour de rôle heureusement – sommes souvent atterrés devant les velléités qui s’expriment à ce jour sur notre Terre : ce sont comme des enfants un peu retardés auxquels on aurait donné des jouets trompeurs dont ils ignorent les pouvoirs : ils, ces humains de notre famille, n’ont pas de contact avec la présence consciente, ils n’en ont qu’avec les formes et leur maniement motivé ; ou, pire encore, ils se sont associés à des entités inhumaines qui œuvrent à l’encontre des forces évolutives. Nous sommes alors saisis de notre complète impuissance – tout en sachant bien que ce constat même appartient à l’ego séparé.

Mais cela nous laisse encore bien désemparés – jusqu’à ce que le souffle tranquille de nos flammes nous ranime.

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Deuxième mardi

Ton cœur, il bat.

Oui, il bat.

Il est dit que tôt ou tard il cessera.

Nous sommes là.

Des milliards de cœurs qui battent.

Dans le même espace, dans le même temps.

Les plantes, les arbres, ils n’ont pas de cœurs, mais ils vivent ; et ils meurent aussi.

Le chant et l’appel constants de la vie.

L’intervention constante de la mort, pour que tout, toujours, recommence.

Pour notre pensée, pour nos capacités de compréhension, notre existence physique est un miracle : tout y est miracle constant. Notre ingéniosité a pu parvenir à reproduire ou répliquer des bribes de ces fonctions vivantes, de ces fonctions animées, effectives, infaillibles qui constituent les degrés de la matière dans l’univers infini ; de ces bribes nous dérivons nos savoirs, nos machines, nos équipements, nos androïdes – et nous croyons nous diriger vers la souveraineté : mais nos artifices signent la victoire de la mort et s a destruction de la promesse en l’homme, car ils le séparent davantage encore de la conscience.

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Ils le séparent davantage encore du vrai, du seul, de l’éternel Habitant qui est notre origine et notre fondement et la loi de notre cheminement.

Chaque corps est uniquement vulnérable et ses faiblesses sont aussi ses lieux de résistance à l’adversité. Avec la répétitio n de désordres chaque corps développe à la fois des réponses réparatrices qui lui sont propres et des chronicités érosives qui lui sont aussi particulières et deviennent peu à peu des zones sinistrées. Car même le désordre, quel qu’il soit, est cohérent : rien ne peut se manifester sans harmonie ; une plaie purulente est harmonieuse, elle a sa propre cohérence. Sa « guérison » demande l’activité d’une harmonie ou d’une cohérence « supérieure » : qui puisse la contenir, l’adopter et la convertir tout à la fois.

Ainsi, pour que le corps continue de progresser, de se perfectionner, de se rendre capable de manifester plus de conscience, de vérité, de beauté, de lumière rayonnante, il faut trouver la clé d’une constante intervention supérieure.

Quand, avec notr e conscience mentale, nous nous tenons à l’orée du corps, du miracle de tous ses fonctionnements ininterrompus, nous disons que là est le reflet ou le résumé vivant de l’univers : le mystère que nous vivons, par lequel nous existons. Nous voudrions connaître et comprendre tous ses mécanismes, toutes ses opérations, les comportements de chaque organe, le rôle infiniment complexe et rapide du cerveau, pour « parfaire »

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ses capacités, remédier à ses limitations apparentes, améliorer ses performances, selon notre conception de ce qui nous est nécessaire pour mieux profiter de l’univers. Mais comprendre, dans la matière, c’est pouvoir : c’est le pouvoir d’accomplir. Et parce que nous demeurons incapables de saisir ce pouvoir dans la matière, de la matière, nous en extrayons le principe et tentons de produire notre propre création matérielle améliorée. Ce pouvoir inné de la matière, dans la matière, est celui de la conscience-matière ; tandis que ce pouvoir relatif, alternatif et partiel, qui s’exerce sur la matiè re, est celui de l’intelligence, celui de l’instrument mental. Si nous avons eu toi et moi, si nous avons chacun notre lot de déboires et de tracas qui laissent leurs marques corporelles, nous éprouvons aussi ces instants de saisie intemporelle, instants impossiblement simples et pleins, qui sont comme de soudaines brèches dans le monde réel – dans la réalité du monde. Un état sans frontières, une unité innombrablement localisée, une inviolable intégrité – aucune de nos notions ne s’en approche, et pourtant c’est absolument naturel : c’est la nature véritable.

Que faut-il donc user, encore et encore, pour nous défaire enfin de ces oripeaux, de ces ombres et de ces images ?

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Deuxième mercredi

L’eau, le souffle, la chaleur, la pierre et les ondes : un seul corps humain et son aura représentent et expriment la Terre tout entière et ses créatures. Créatures organiques, nos corps d’animaux évolués sont encore sexués. Où déceler, comment trouver la piste et les indices du corps de notre avenir ?

Quels seront ses besoins ?

Reste-t-il du désir entre nos deux corps ?

Bien des plaisirs sont éprouvés, mais le désir ne semble plus guère nous servir ; ton rire toujours m’emplit d’aise et de contentement, comme lorsque nous flottons l’un près de l’autre portés par l’océan dans l’immensité de l’air, ou roulons dans le vent sur une route tranquille entre des arbres fiers – et je sais que mon sourire éclaire tes heures et soutient ton effort. Nous avions tôt découvert que même dans l’intensité du désir, c’est là même, au lieu de vouloir son assouvissement, qu’il faut cultiver et approfondir le plaisir : il y a effectivement plus de plaisir à désirer, un plaisir plus durable et plus riche, qu’à assouvir le désir. Ainsi sommes- nous devenus capables d’aborder la courte délivrance de l’orgasme comme un don mutuel et de l’étendre en reconnaissance et profonde solidarité : remplacer les cendres de

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l’isolement corporel par une célébration partagée de notre présence au monde.

Puis les épreuves nous ont permis d’explorer le sens des polarités et des complémentarités, jusqu’à percevoir aujourd’hui la possibilité d’exister en un même corps.

Et il nous semble à présent évident qu’une étape du développement de la conscience humaine consiste à intégrer les deux pôles en une même individualité, et pour chaque individualité de façon unique.

Et pourtant, chaque être doit pouvoir être seul avec le Suprême.

En cela même résident la force et la vérité de notre choix de partage e t d’union.

Tu ris : c’est que nous avons bien du chemin à faire avant que Cela soit : nous ne sommes que simagrées et artifices, nous ne sommes encore que des ombres projetées, nous sommes risibles – non avec mépris, mais avec douceur, la douce ironie de la vraie conscience qui nous attend.

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Deuxième jeudi

Partout dans les villes, les émeutes ont commencé.

Notre havre, notre demeure, est en paix : la clairière et le tertre sont baignés de lumière, les bois vibrent de leur silence enchanté ; en contrebas, la sente va longer la falaise face au ciel; le roulement des vagues et l’air chargé d’embruns nous parviennent par les fenêtres grand-ouvertes ; tu prépares le dîner. Ce lieu, qui est un grand privilège, nous l’avons aménagé au cours de nos pérégrinations, y revenant comme à une source intacte et y apportant à chaque fois un nouveau présent, une nouvelle expression. Quand tes parents nous l’offrirent – lorsque nos vies s’épousèrent sans réserves - , il ne s’y trouvait qu’une masure de pierres et un puits. Mais ce fut de suite un joyau vivant dans nos cœurs, à chérir et entretenir quoiqu’il arrive ; un cadeau de la Terre à ses enfants. De séjour en séjour nous y avons enraciné les parts complémentaires d’une harmonie assez large et durable et accueillante pour que nous puissions y évoluer sans manque ni lacune ; c’étaient de petits projets successifs dans le temps, que nous concevions avec soin et détail, intégrant à chaque fois notre compréhension du monde et de l’appel vers une nouvelle perfection, une nouvelle intégrité, une vérité nouvelle de

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l’aventure – celle de l’humain rejoignant sa divinité vivante et matérielle.

Ce refuge est situé sur une sorte de péninsule, une formation de roche qui laisse la marée montante s’avancer dans les terres de deux côtés, tandis qu’à l’arrière le chemin qui dessert notre terrain et l’aborde à l’orée du bois qui nous isole, s’est tracé entre deux domaines fermiers, depuis la petite route qui mène au hameau voisin et à la prochaine bourgade. Nous hésitâmes avant d’oser entreprendre le premier changement, la première addition ; la masure originelle avait une simple intégrité, qui ne demandait peut- être qu’à être honorée ; puis nous sentîmes comme un respir, une acquiescence, l’ouverture d’un devenir créatif ; l’énergie du lieu nous accueillait. Nous bâtîmes d’abord, adjacent s, la salle de musique, puis l’atelier, chaque espace incluant sa chambre de repos, tandis que de l’habitat premier avec son âtre de granit, nous fîmes la salle commune avec la cuisine ouverte d’un côté et la bibliothèque de l’autre.

Tu m’appelles, au son du violon, le repas est prêt ; les nouvelles sont plus qu’alarm antes : toute alarme est désormais dépassée.

Quelle sera l’expression de la résilience humaine ?

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Deuxième vendredi

Il es t clair qu’ils n’ont pas vu venir, ni même conçu, la possibilité d’un sursaut, d’un réveil collectifs après ces mois et ces mois d’abrutissement et de soumission craintivement hébétée. Comme si ils avaient omis ou négligé, par arrogance, de fournir cette probabilité à leurs algorithmes !

Mais nous, l’espèce humaine, sommes un creuset : nous sommes le creuset, là où se produit la progression, degré par degré, de la manifestation consciente.

Dans ce creuset tout est, tout sera versé, même nos crimes et nos saccages et notre bêtise.

Tu es tenté parfois, je le sais bien, de laisser ta musique s’emporter, s’engouffrer da ns le chaos magmatique transmutateur ; ce qui te rappelle à chaque fois et te retient de plonger, c’est l’amour de l’harmonie et la gratitude que toujours nous éprouvons pour le don de la Présence dans nos vies.

Que serait une existence qui ne serait pas consciente de la Présence ?

C’est pourtant vers un tel avenir que leurs nano -robots vont mener cette humanité qui, par lâcheté, ou par cupidité ou par désir d’affluence et de perfection extérieure, ou par volonté de se

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perpétuer indéfiniment et d’acquérir une toute-puissance sur la matière et une jouissance illimitée, préfèrent s’en remettre aux instr uments plutôt que de trouver l’existence véritable et sa force de devenir.

Lorsque nous vîmes, il y a déjà bien des années, l’inévitable dérive autour des découvertes et applications technologiques s’immiscer et s’imposer dans les sociétés et s’introduire et conditionner les comportements individuels et collectifs en les aliénant toujours davantage de leurs sources d’évolution consciente, nous nous préoccupâmes d’i dentifier ces objets et ces procédés qui pouvaient être vraiment utiles et servir une certaine indépendance matérielle. Pour notre repaire, notre nid, nous avons joué au cours des saisons à concevoir le meilleur agencement possible des outils et des équipements qui pourraient pratiquement et durablement favoriser à la fois une autonomie libératrice et une continuité avec la nature terrestre consciente. Nous étions peu sûrs de notre affaire : ni toi ni moi n’avions d’expérience ni de savoir -faire dans ces domaines ; alors nous allions pêcher les conseils et les descriptifs, recueillir les indices et les témoignages, vérifier les sources et les trajectoires, pour chaque objet, chaque outil, chaque technique et leurs relations mutuelles, afin de réaliser un ensemble presque organique, une harmonie qui puisse évoluer sans être diminuée.

Cela nous a demandé aussi d’évaluer lucidement nos besoins, ceux d’aujourd’hui comme ceux de demain .

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Nous avons veillé à ce que tous ces éléments qui pourraient demeurer disparates ou incongrus trouvent leur complémentarité communicante – de la chambre froide aménagée sous le tertre, aux panneaux solaires disposés au-dessus des toits sur leur propre structure, à la salle d’eaux et à l’éolienne plantée près du puits ; à ce que tout soit offrande et habité de beauté. Souvent pourtant cette entreprise à long terme nous paraissait comme une absurde arrogance : n’était -ce pas une extrémité de privilège, une sorte d’indécence dans ce monde affligé ? Comment deux compagnons pourraient-ils légitimer un tel environnement, alors qu’innombrables sont ceux qui souffrent de privations et de manque ? La seule légitimité possible nous semble être celle d’un t ravail de plus en plus attentif et dédié dans la matière, d’un progrès continu, d ’une percée concrète vers une manifestation physique d’un état de vérité sur cette Terre. Portant ce questionnement, un jour alors que nos travaux prenaient de l’ampleur et demandaient justement plus d’attention créative, tu m’as fait remarquer que nous n’étions pas seuls, que sans aucun doute un certain nombre de nos proches se joindraient à nous et même d’autres que nous n’avions pas encore physiquement rencontrés trouveraient dans ce lieu les conditions nécessaires de simple harmonie qui leur permettraient de se concentrer. C’est alors que s’est soudain précisée dans ma conscience, non pas exactement l’image, mais le sens organique d’une sorte de ruche, d’un ensemble flexible d’alvéoles, chacune comme un Mais alors comment y prétendre ?

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cocon abrité mais relié par une activité claire et calmement intense ; je pouvais le sentir comme si c’était mon corps.

Les rumeurs grondent et, derrière l’équivoque et l’ambivalence des postures affichées par les « autorités », ici comme ailleurs, une intention se durci t et se précise, l’intention de dominer, d’asservir et de neutraliser la vie des peuples - tandis même que dans les cœurs et les corps d’un nombre croissant, une autre marée se soulève, renonçant aux verbiages, sans plus de peur ni de colère, directement consciente de l’aberration orchestrée et intensément déterminée à la percer, la franchir, l’évider, la traverser, pour trouver un chemin d’humanité qui s’éveille enfin.

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Deuxième samedi

Il se trouve que cette période prolongée de confinement forcé, avec la fermeture des frontières et l’isolement des communautés, a réduit la possibilité de nous rassembler – jusqu’à présent.

Nous ne sommes donc guère nombreux sur les lieux.

Les relations de voisinage immédiat que nous avons tous deux établies de longue date, en particulier avec les deux fermes qui jouxtent le bois, où nous nous ravitaillons habituellement, sont précieuses : mutuellement appréciées. Le long du chemin qui dessert les deux fermes et notre refuge, nous avons il y a déjà longtemps installé des câbles souterrains de téléphone et d’internet pour les trois entités : nous ne sommes donc pas coupés du monde, du moins pour le moment. Hier encore, deux compagnons sont arrivés, poussant la brouette chargée de leurs bagages : nous avons choisi, d’accord avec nos voisins, de ranger tous les véhicules motorisés à l’entrée du chemin commun, sous un simple abri assez spacieux et couvert de lianes.

Il faut de l’humour pour affronter ces te mps inédits.

L’humour est devenu indispensable : même les foules le savent, et c’est une énergie efficace pour désarçonner cet absurde adversaire – que nous avons tous nourri d’une génération à l’autre, partout sur la Terre.

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Tu n’as plus beaucoup de temps quotidien pour ta musique ; cela te coûte, mais c’est une autre harmonie que nous appelons dans nos actes ; et moi, puisque j’ai donc choisi récemment de prendre note, j’ai posé mes crayons, mes fusains, mes pinceaux et mes brosses, soigneusement sur la table de travail, les disposant comme un yantra d’invocation. L’invocation : aux premières années de cet œuvre d’aménagement progressif, alors que l’espace construit se diversifiait déjà, un peu comme un agrégat cellulaire ou moléculaire, il nous arrivait, à toi comme à moi, de chercher un centre : pas exactement un centre spatial, mais plutôt comme une sorte de clé énergétique unique et également active pour toutes les parts ; cela nous préoccupait, telle une nécessité que l’on ressent confusément sans parv enir à la définir.

Serait-ce un objet physique, un symbole, un emplacement désigné ?

Serait-ce un édifice, un espace privilégié ?

Serait-ce la figure géométrique essentielle de la grande Mère des mondes – le centre un, les quatre aspects, les douze qualités et pouvoirs , l’infinie multiplicité ? Et comment le représenter ? Ce très simple symbole reflète pourtant la clé de la manifestation, depuis l’Unité à l’infinie diversité : et ce peut être une roue, un gouvernail, un astre irradiant, la loi de la création et son procédé. Je trouvais que ce devrait être un « objet » pratique, faisant partie de la vie de chaque moment, de la vie courante de tous ceux qui seraient présents, afin que le sens même d’un progrès de conscience soit intégré au quotidien de nos corps.

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Tu souhaitais que cela soit un matériau noble, représentatif de l’intégrité de la matière, porteur et fiable et durable.

Alors nous avons pensé à une roue placée horizontalement sur un axe pivotant à son centre, un peu comme le pilier infini du Feu essentiel, traversant, transcendant et informant le mouvement de manifestation universelle. Quelles seraient les dimensions, quelle serait la composition de la roue rayonnante, ou celle du fût central ?

Nous avons étudié chaque détail, chaque élément, calculé les poids et les mesures et l’agencement du mécanisme central.

Puis avec l’aide d’un artisan Compagnon, nous avons pu finaliser la forme exacte de l’ensemble et opté pour le matériau : ce serait un alliage de cinq métaux. Le fût au faîte duquel pivoterait la roue symbolique aurait le diamètre du cercle central, avec un rebord sur lequel s’encastrerait le bas de la section cylindrique et contiendrait le roulement à billes. La hauteur visible du fût vertical serait de cinq pieds, de même que le rayon de la roue, qui serait légèrement incurvée. A la roue de la Mère, nous avons tous, les uns et les autres, suspendu toutes sortes de grelots et cloches minuscules, il y en a de verre, il y en a de cuivre, d’argent ciselé, d’or serti, et même de cristal – autant de sons et de notes qui modulent notre silence à tout instant.

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Nous n’avons ni système, ni théorie, nous n’employons aucune technique et n’observons aucune règle de conduite : notre seule discipline est d’’être toujours attentif et fidèle à la p résence.

Toi et moi sommes déjà bien aguerris ; peut-être ceux qui choisissent de naître à présent devront passer moins d’années à user et dissoudre le bagage et les plis.

Tu ris !

Allons, je cesse un moment de te lire ma chronique, allons au ravitaillem ent… !

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Deuxième dimanche

C’est un peu décousu, tu trouves ?

Non, tes yeux m’encouragent.

C’est que tu ne parles plus, depuis déjà… combien de temps ?

Ta voix, ton rire demeurent – et ta musique.

Un jour, d’un commun accord, nous avons renoncé à toute logique et à tout programme ; à l’écoute des nombreuses tentatives communautaires et collectives ici ou là, nous avons pu observer combien toute activité mentale a pour effet d’obstruer la réceptivité nécessaire à la conscience nouvelle. Il faut donc que les individus concernés viennent à partager la route par un choix de l’âme, sans explications ni définitions. C’est -à- dire qu’il faut que dans chacun de ceux - là, l’âme, l’individu véritable, ait déjà pu unifier, apaiser, harmoniser les membres extérieurs de la personnalité physique temporaire et leur inculquer le sens du discernement et de la collaboration.

Et ces personnes sont encore bien rares !

Il y a aussi bien sûr, de soudaines inexplicables expériences vécues par des êtres qui ne semblent avoir aucune préparation antérieure et qui, pourtant, sont capables de recevoir et de tenir ces bribes d’un monde et d’un être nouveaux dans leur conscience, si fruste soit-elle en termes ordinaires.

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A chaque fois que nous rencontrons une nouvelle personne, un être humain qui a trouvé son âme et commencé le travail de conversion et d’unification, la communication est immédiate et se passe de mots ; la reconnaissance est instantanée, quelles que soient les itinéraires parcourus ou les origines des formations physiques présentes, et le sens des priorités se partage sans réserves. La découverte de l’âme individuelle et son influence croissante sur les parts et les éléments qui constituent la personnalité extérieure provisoire, sont libératrices : la seule et simple présence de l’âme suffit à démolir des montagnes de drames et des âges de peines et de conflits et l’entière tragédie humaine se dissout.

Et le vrai travail peut enfin s’ouvrir .

Nous savons toi et moi que nos corps, ces deux corps que nous habitons, devront être protégés, bientôt probablement ; peu à peu, ils apprennent à participer et à livrer leurs secrets nécessaires à la transition.

Ils deviennent déjà plus transparents à nos corps subtils.

Mais plus vulnérables aussi.

Cette protection – par l’effet et l’action de la grâce – peut s’effectuer par la cohésion du groupe et la diversité de ses activités et capacités : c’est un milieu suffisamment intégral et autonome, compréhensif et solidaire, attentif, confiant et lucide.

Qu’appelons -nous le « vrai travail » ?

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