Mon expérience de Satprem

Mon expérience de Satprem

Divakar – Avril, 2015

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Pourquoi ce texte.

Ce texte m’est venu à l’occasion de la création de ce site.

Dans un esprit de préservation, j’ai souhaité partager les quelques lettres de Satprem que j’ai gardées toutes ces années. J’ai d’abord voulu situer ces lettres dans leur contexte ; puis je me suis rendu compte que, même si je n’ai eu qu’une relation très limitée et occasionnelle avec Satprem, du point de vue extérieur, il en fut bien autrement intérieurement et dans l’expérience du chemin d’Auroville.

Il m’est apparu alors, en commençant d’écrire, que je pourrais tenter de témoigner ainsi et contribuer peut-être à une meilleure compréhension.

Car j’ai pu observer et co nstater à maintes reprises comme il est fréquent que, par opportunisme, ou par souci de sauvegarder l’harmonie collective, ou besoin d’établir une certaine orientation, certains faits et certaines données soient escamotés, édités, relégués ou au contraire mis en avant, que ce soit dans le compte- rendu officiel ou l’histoire populaire. Tout comme l’on constate l’extrême subjectivité de notre nature humaine en enregistrant les observations de témoins différents d’une même scène, l’on pourra constater de grands écarts dans l’évalua tion respective de personnes ayant participé aux mêmes évènements et vécu une même période marquante dans l’histoire du groupe. A cet égard, je crois qu’il est préférable, plutôt que de garder le silence, de contribuer individuellement à l’effort de témoignage, avec autant d’intégrité et d’honnêteté que l’on peut.

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Introduction.

A en juger par les empreintes et les marques concrètes d’une relation, je ne suis guère qualifié à rendre compte de ce qu’a été Satprem cette fois - ci, ni de l’action qu’il a mené, du rôle qu’il a joué ou du service qu’il a accompli. Une personne a, il y a déjà plus de quinze ans, écrit et publié un excellent hommage à Satprem, Nicole Elfi, qui fut auprès de lui une assistante fidèle et efficace durant de nombreuses années (« Satprem – par un fil de lumière », Laffont 1998). Elle était arrivée à Auroville avec la « seconde caravane », au cœur du conflit entre les Aurovilliens et la Sri Aurobindo Society d’une part et entre Satprem et les autorités de l’Ashram d’autre part – mais ces deux « parts » semblaient bien se rejoindre en une même cause, et la plupart de ces nouveaux arrivants s’y plongèrent sans hésitation. Nicole E. était parmi ceux qui vinrent nous chanter la sérénade devant la prison de Tindivanam, des chansons com posées pour l’occasion, avec une sorte de joie saine et d’élan vers une vraie liberté, qui ne pouvaient que faire sourire – même les gardiens… ! Ce fut aussi le son de sa voix, en d’autres circonstances, qui pour moi comme un hologramme porta tout son chemin : nous étions quelques- uns, une fin d’après -midi, à veiller sur l’entrée du jardin de Nandanam où Sujata et Satprem s’étaient temporairement installés. La voix de Satprem nous parvint : « Nicole !? ». Et la réponse immédiate et vibrante de Nicole : « Oui ! », alors que déjà elle était d ebout pour s’élancer. Le son, la qualité, l’élan de ce « oui » disaient tout d’elle. Plus tard, je la rencontrai à plusieurs reprises pour lui remettre une lettre à Satprem ou recevoir ses réponses ; elle demeura toujours égale, quelles que fussent les formations dominantes du moment. Elle suivit Satprem et Sujata, avec l’équipe qui coordonnerait la publication de l’Agenda comme de ses traductions.

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Pourtant, toutes ces années de travail et de service semblent s’être heurtée s à une paroi soudaine. Il y a eu séparation. Comme pour M.D et L .V, comme pour P. M, j’ignore en fait presqu’entièrement la nature du malentendu ou de l’écart ou du rejet – les comptes rendus et les commentaires partagés par les uns et les autres ne parviennent guère à élucider ces questions. Pour ma part, ce que j’ai observé, constaté, compris, réalisé sur ce chemin est que toute relation quelle qu’elle soit est constituée d’effets et de réponses, d’effets et de réponses encore et sans cesse : c’est leur qualité qui change, se modifie, mûrit, évolue, s’éclaircit… ou s’abîme. Plus on s’offre à une action transformatrice intérieure et plus s’effectue le nettoyage et l’éclairage du subconscient, plus s’affermit l’unification des différentes parts de l’individualité, plus l’on se libère du mode de l’ego, et le mieux l’on est à même de saisir la vérité objective de l’autre, comme de la relation à cet autre. Toutefois dans le cas de Satprem, les aunes et critères d’évaluation sont caducs – ne serait-ce que par son seul parcours dans cette vie. Révolté, rebelle, éperdu de l’étendue de la mer, passionné de ce qu i manque et qui doit être, il fit dans sa chair même , alors qu’il entrait dans l’âge adulte, l’expérience directe de la faillite de l’humanité et de l’horr eur qui, tapie dans la nature de l’homme, peut encore prendre le pouvoir sur cette terre – lorsque, résistant, il fut emprisonné dans un camp de concentration. Puis, p our se reconstruire, pour trouver un sens à l’existence qui soit plus souverain que cette horreur, il partit en quête d’indices ; et cette flamme de besoin s’avivait sans cesse, à travers tout, parfois aimante et parfois destructrice – jamais satisfaite. Peu de temps après sa sortie des camps et la grave maladie qui s’ensuivit, ce fut comme si la Main d’en - haut l’avait saisi et déplacé pour le déposer un moment aux pieds de Sri Aurobindo et de Mère - pour qu’il sache dans son cœur qu’Ils étaient là. Et même alors il se révolta encore et repartit, cherchant cet espace enfin plein et sans murs.

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M ais c’est en Mère qu’ il le trouva enfin. Il Lui revint.

Presqu’en dépit de lui -même et malgré ses contradictions et des malentendus parfois dramatiques, dont l’infinie patience de Mère sut venir à bout, Il finit par rester à Ses pieds. C’est dans l’orbe de Son amour, dans la présence de Son immensité vivante, de S on éternité incarnée, qu’il put enfin se donner, apprendre la confiance et s’engager dans le travail. Et il a été un travailleur entier – « l’ouvrier », comme il le nommait -, scrupuleux, méticuleu x, persévérant, entêté s’il le fallait, dédié, orienté, consacré… et farouche ! Il est clair que, ayant recueilli de Mère à travers les années un tel trésor d’aventure consciente, de découverte et de sens, une si prodigieuse promesse d’avenir pour la terre et l’existence ici - même, il ne pouvait accepter, après qu’Elle eut dû Se retirer, de baisser les bras. Il fallait trouver comment continuer de La servir, de L a suivre et de s’offrir à Leur Travail évolutif. Il ne pouvait que se sentir particulièrement responsable de cet effort de continuité, de cette fidélité et de cet engagement. Il était impératif que le chemin qu’Elle et Sri Aurobindo étaient parvenus à frayer et ouvrir, soit suivi par… des « petits d’hommes »… Il est clair également que Satprem, par la place que Mère lui avait donnée et par sa propre exigence de loyauté et son propre besoin d’honorer, jusque dans son propre corps, l’immense don d’Elle - même qu’Elle avait fait au travail de la Terre, n’aurait pu faire aucun autre choix que ceux qu’il fit , après Son départ. Il est aussi certain que Satprem avait vécu l’Ashram comme une extension, une expression de Mère et non comme une institution. A cet égard, alors qu’il semblait à beaucoup que Mère, dans la toute dernière période, se retirait graduellement des « affaires extérieures », Satprem dut constater que certains plis et habitudes, certaines manières d’agir et l’usage de certains expédients, reprenaient « du poil de la bête » - et qu’avec ceux -là il ne pourrait partager le

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travail à accomplir. L’a ction de Mère était pour le monde et non pour une institution quelconque, si éclairée fut-elle.

Toutefois ce travail, Satprem ne pourrait le faire seul ; nombreux seraient ceux qui se joindraient à lui, pour une période plus ou moins longue, et extraordinairement intense fut l’expérience de chacun d’entre eux.

Le feu brûle.

Il peut nettoyer, guérir, il peut illuminer, animer ; il peut aussi dénaturer, abîmer, ravager. Dans les relations humaines, la distribution des rôles est inévitable et automatique, fondée sur le principe de la satisfaction mutuelle – que cette satisfaction soit seulement physique ou émotionnelle ou bien qu’elle soit plus raffinée, plus morale ou même plus spirituelle. Je crois bien que, tant que nous demeurons liés , tant que nous existons encore selon les lois de l’hémisphère inférieur, comme le nommait Sri Aurobindo, tant que nous ne sommes pas recréés, refondus à travers l’être psychique par le principe d’Unité, la réalité de Demain, aucun de nous ne possède encore la liberté nécessaire pour vivre et accomplir une relation véritable, intègre et créative. Au cours des années j’ai souvent souhaité plus de proximité avec Satprem ; parfois même j’ai souhaité « servir » et contribuer physiquement ; et ce fut un réconfor t, par exemple, d’apprendre un jour qu’un être simple et généreux comme « Cannelle » était alors engagé comme jardinier et homme à tout faire : nous avions travaillé ensemble ici et là en France et je l’appréciais comme un rare « joyau ». J’ai cru aussi, à une certaine époque, que la meilleure solution serait d’établir une base de vie et d’action pour Satprem à Auroville même. Mais je me rendais compte aussi que cela risquerait de générer une plus grande division en Auroville, non pas à cause de Satprem, mais à cause de ce que la plupart tendraient à devenir une fois leurs rôles attribués.

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Il valait mieux finalement demeurer à distance et soutenir, du fond du cœur, sa volonté d’avancer et de servir sur le chemin de Mère, inconditionnellement. Par le terme « inconditionnel » je ne veux pas dire que je n’avais ou n’ai jamais eu de réserves : à de nombreux égards j’ai parfois éprouvé comme presque regrettable l’action de Satprem, mais jamais, à aucun moment, n’ai -je douté de lui. C’est donc de cette distance re lative et dans ce soutien inconditionnel que j’essaie ici de retracer mon expérience de Satprem, du jour où je l’ai rencontré jusqu’à ce jour.

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Depuis le jour…

Le 2 décembre 1969 j’arrivai seul à Pondichéry , à l’Ashram de Sri Aurobindo.

Fabienne m’y avait donné rendez - vous. Lorsqu’elle avait appris, à Paris, que je comptais bientôt retourner en Inde y faire une seconde tentative pour trouver « la source du travail », elle m’avait expliqué qu’elle se rendait souvent à Pondichéry, dans le S ud de l’Inde, où elle avait de la famille ; et qu’ainsi nous pourrions nous y retrouver au début du mois de décembre. Elle m’avait simplement donné l’adresse de l’Ashram et, peut-être, le nom de sa tante, Françoise (qui fut plus tard renommée Pourna Prema). Ce fut donc chez Françoise que je fus dirigé ; elle occupait alors le premier étage d’une vaste demeure, tout près du bâtiment principal de l’Ashram et juste à côté d’ un grand temple dédié au dieu Ganesh : quelques pièces lumineuses s’ouvrant sur une grande terrasse ombragée où je fus invité par son serviteur à l’attendre – et autorisé à fumer l’une de mes dernières « Gitanes ». Françoise arriva peu après et me fit la b ienvenue avec beaucoup d’élégance et de classe. Françoise fut l’une des intermédiaires auprès de Mère, particulièrement pour les Français et, dans cette fonction, joua un rôle considérable pour nombre d’entre nous ; elle était aussi assez proche de Satprem. Françoise était donc l’une des deux petites -filles de Mère ; le fils de Mère, André Morisset, avait épousé Wanda et ils avaient ensemble donné naissance à deux filles, Janine et Françoise. Janine donna naissance à Fabienne et Françoise à Kalya. Mais ce fut Françoise qui hérita des traits égyptiens : il fallait la voir se diriger vers la chambre de Mère, vêtue d’une longue robe -fourreau blanche, sa chevelure retenue en un parfait chignon de jais, les pommettes hautes et le port altier, de grands yeux verts en amandes, tenant un plateau devant elle sur lequel elle avait disposé les documents, les fleurs et les mets concentrés qu’elle -même avait préparés pour Mère…

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(Si je m’attarde à cette description, c’est que pour certains d’entre nous l’Ancienne Egypte év oquait une profonde résonance ; Satprem, que nous fûmes nombreux à reconnaître comme, en quelque sorte, notre représentant auprès de Mère, écrirait plus tard sur cette Egypte qui vivait encore en nous – y situant même Françoise, dans un rôle antagoniste, q u’elle joua finalement auprès de lui après que Mère Se fût retirée. Et cette ambivalente assignation des rôles, dans un état de conscience où, même si près de la Lumière de l’Unité, survivent avec presque un regain de vigueur les archétypes qui nous ont poursuivis et gouvernés à travers les âges avec leur drame de la division et de l’adversité et leur consommation insatiable d’énergie humain e, - cette ambivalence serait bientôt ravivée et presque nouvellement légitimée dans une sorte de tangente collective dont Satprem serait pendant plusieurs années une figure centrale.) Fabienne n’arriva que le lendemain ou le surlendemain et me rejoignit dans une « Guest-House » que Françoise m’avait conseillée pour sa discrète tolérance - de ces nouveaux-venus étrangers ignorants et mal élevés, je suppose ; je crois que cela s’appelait la « Standard Guest-House », à quelques dizaines de mètres seulement, en bas de la rue Nehru. Ignorant, je l’étais ; et, en particulier, tout à fait inconscient de l’attention que me vaudrait ma relation avec Fabienne, la petite dernière, l’enfant chérie observée par tous. Fabienne prenait à Paris des cours intensifs de ballet classique et Françoise, de son côté, donnait des cours de danse chez elle le soir ; elle avait aménagé sa salle de séjour à l’aide de partitions géométriques de couleurs pastel afin d’y pratiquer. Toutes deux, Fabienne une jeune fille de 17 ans à peine et Françoise une femme épanouie d’une quarantaine d’années, émanaient une grâce physique remarquable ; Fabienne a vait un visage plus byzantin, et un sourire qui l’animait entièrement, que l’on ne pouvait oublier. Dans les jours qui suivirent, Fabienne m’introduisit à divers lieux et à diverses personnes. Elle me parla de Satprem, « un doux monsieur d’un certain âge a u teint rose et lumineux et aux yeux bleus, très tranquille… ». Et, en fin de journée, elle m’amena près de lui. Il était venu s’asseoir, comme il le faisait chaque jour à

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cette heure, sur le petit muret qui bordait le Cours Chabrol et le séparait de la pl age en contrebas, contemplant l’étendue océane devant lui. Ce fut ma première rencontre avec Satprem et je ne me souviens pas des paroles échangées, qui ont dû être anodines et économes. Lorsque plus tard, avec les bénédictions de Mère (« J’espère que vous verrez beaucoup de choses intéressantes »), Fabienne et moi nous embarquâmes pour notre pèlerinage aux temples du Sud, nous emportâmes un exemplaire de « L’Aventure de la Conscience » que nous lisions ensemble le soir venu, là où nous dormirions. Je crois que je revis Satprem une seconde fois au même endroit, peu de temps après, car je me souviens qu’il me demanda alors si je travaillais maintenant « là- haut », désignant ainsi le plateau de terre rouge d’Auroville encore dénudé et désert à près de 60 mètres au-dessus de la mer, juste un peu au Nord de l’Ashram. Et son ton était celui d’un encouragement sans réserves. (J’étais arrivé quelques semaines après « la première caravane », venue de Paris par la route – presque le même trajet que j’avais parcouru plus d’un an auparavant pour échouer misérable et malade à Delhi. Une vingtaine de Français âgés de vingt à trente ans, candidats volontaires pour tenter la première expérience collective d’Auroville, pour lesquels Mère avait fait construire un groupe de huttes améliorées, au bord du plateau de latérite et face à la mer. Et beaucoup d’entre eux trouvèrent aussi un grand soutien dans la flamme d’aspiration solidaire que Satprem leur offrait.) Plus tard, lorsque j’eus enfin compris Qui était Mère et pu choisir de rester et de La servir, je m’ouvris à l’atmosphère qui régnait à Auroville et à l’Ashram – dans un calme souverain et positif, une intensité de sens et de possibilité, l’air chargé d’un Regard et d’ un Amour pour Q ui aucun de nos rêves n’était fou si seu lement nous invitions la vérité à habiter nos cœurs et nos êtres et chacun de nos mouvements. Dans cette atmosphère physique et intérieure à la fois, il n’y avait plus de « hasard », plus de « coïncidence », ou bien tout était une coïncidence continue

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et permanente au sein de cette Conscience qui travaillait, travaillait, vaste et exacte en même temps, sans effort ni tension, mais sans relâche… - dans cette atmosphère, donc, croiser S atprem à l’angle de deux rues, ou auprès du Samadhi, donnait expression à un partage du chemin, une communauté ou une fraternité ou une solidarité aux pieds de la Shakti, avec chacun notre lot d’obscurités à offrir à Son Action transformatrice. Ces instants étaient comme directement inscrits dans un présent qui demeure à jamais, part intégrale d’u n Rythme plus vrai. Par exemple, en Avril 1970 Colette ma mère physique était venue me rejoindre à l’Ashram pour deux semaines, afin de connaître un peu, et d’essayer de « comprendre » ce qui m’avait saisi, si loin de notre histoire partagée ; Colette eut ainsi l’occasion de voir Mère le jour de ma fête, le 9 avril, lorsqu’Elle me donna mon nom, et de recevoir d’Elle Ses bénédictions. Je revois donc, comme une scène incisée dans le diamant, cet instant où Colette et moi, assis dans un « cycle-rickshaw », virent tout à coup Satprem s’avancer presque au milieu de la rue, tranquille et concentré, et ses yeux se lever à notre rencontre – un instant qui disait la profondeur de ces « liens » psychiques qui rassemblent les êtres pour chaque nouvelle étape, quels que soient les circonstances apparentes et les déterminismes en jeu. (Colette reverrait Satprem des années plus tard, chez Carmen à Paris, pour une entrevue qui fut pour elle décisive.) Satprem était de taille moyenne, un corps fin et délié, la peau très pâle, les cheveux châtain, des yeux lumineux et intenses d’un bleu profond et vif à la fois, habités par une nouvelle naissance intérieure – la conscience vivante de Cela qui nous avait tant manqué … Il était toujours vêtu de shorts bleu marine et d’une chemise blanche, et sa concentration semblait constante et égale. Dans l’atmosphère physique de Mère il y avait ainsi un certain nombre d’êtres dont les corps mêmes étaient tangiblement réceptifs à cette nouvelle Conscience - dont la p résence incomparable s’exprimait aussi dans les yeux des quelques enfants qui naquirent à Auroville au cours des toutes premières années. Nous ne connaissions rien de l’Agenda de Mère à cette époque ; nous savions seulement que Mère avait confié à Satprem la tâche de traduire de nombreux

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textes de Sri Aurobindo ainsi que de réunir et assembler les messages et écrits qui composaient le Bulletin trimestriel de l’Ashram, dans lequel étaient aussi publiées les « Notes sur le Chemin » - qui étaient en fait les extraits choisis par Mère de ces enregistrements que faisait Satprem chaque semaine de Ses expériences dans la conscience du corps – enregistrements qui dans leur intégralité constitueraient plus tard les 13 volumes de l’Agenda. Mais c’est en tant que l’au teur de « L’Aventure de la Conscience » - un ouvrage qui joua, et continue de jouer partout dans le monde un rôle d’introduction au yoga de Sri Aurobindo et au sens évolutif des crises sans précédent dans lesquelles l’humanité entière se trouve précipitée – , que son contact était recherché par de nombreux arrivants. Il était aussi l’auteur de « L’Orpailleur » et « Le Sannyasin », deux livres plus autobiographiques, q ui le rendaient intimement proche de beaucoup d’individus en quête. Sa prose avait développé une qualité incantatoire unique, qui communiquait une force d’aspiration et d’app el et un élan de réceptivité pouvant canaliser une aide concrète à chacun (Satprem a travaillé cette qualité, cette capacité d’invoquer et d’évoquer des années durant, et son étude du Tantra sous la direction de Panditji y contribua). Et son accueil, calme et sobre, était aussi fraternel et généreux dans son soutien de l’aventure naissante d’Auroville ; sa sympathie semblait garantie envers tous ces énergumènes grossiers et maladroits, mais animés par une aspiration commune, qui étaient alors comme aimantés par la présence de Mère et la création d’Auroville. Et chacun savait pouvoir trouver Satprem assis sur le muret devant l’océan, en fin d’après -midi, souvent dans la même posture en demi-asana, une jambe croisée par- dessus l’autre repliée, paisible et intense à la fois, discret, le regard lancé au loin – l’on sentait là un être qui avait été nettoyé par le feu et l’eau pure de la conscience, un être réuni dans une aspiratio n à laisser Cela s’incarner et devenir, ici même.

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Le nœud coulant

Peu de temps après ma fête en avril 1970 et le départ de Colette, j’écrivis à Mère pour Lui exprimer mon besoin de rester et de La servir et Elle répondit au bas de la lettre : « C’est bi en. Bénédictions. » Muni de Ses mots d’accord, je soumis donc ma demande officielle, par l’intermédiaire de Kiran aux bureaux de la SAS , qui avait la responsabilité légale d’Auroville – et dont Mère était la Présidente. Lorsqu’une semaine plus tard je retournai vers Kiran dans ce même bureau, presque juste en face de l’Ashram, je trouvais sur son visage à la fois la tristesse et l’embarras : elle me dit alors que « quelque chose s’était passé » dont elle ne savait rien et que la permission de rester m’é tait retirée.

Elle ne put répondre à aucune de mes questions et, lorsque je m’adressai à Françoise, je la trouvai rétive et évasive : un changement complet d’attitude.

Les jours qui suivirent furent tourmentés.

Je ne comprenais pas et la tension que j’épro uvais était brûlante.

Un soir, alors que je me tenais près du Samadhi de Sri Aurobindo parmi la foule silencieuse des Ashramites, une jeune femme que je ne connaissais que de vue vint à moi, se présentant comme Paola, la secrétaire de Nata, un disciple d’o rigine italienne qui était aussi un intermédiaire auprès de Mère ; elle m’expliqu a simplement que Nata et d’autres avaient observé mes difficultés et me considéraient comme sincère et s’offraient à m’aider ; Nata se proposait comme messager auprès de Mère. Il m’était déjà arrivé, durant ces jours de débâcle, d’être averti – surtout par des femmes – que « quelqu’un était en train de me jouer un mauvais tour » ; mais cela n’éclairait en rien ma lanterne…

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Je rencontrai ainsi Nata, un homme fraternel et généreux, et sa compagne Maggi, une femme harmonieuse, forte et paisible et comme pétrie de son amour pour Mère. Il fut alors convenu que Maggi demanderait directement à Mère, de ma part, de confirmer Sa décision dans un sens ou dans l’autre. Maggi me conseilla d e préciser à Mère que, quelle que soit Sa réponse, je la prendrais comme l’expression de Sa Grâce. A cette période précise, il était dit que Mère traversait une épreuve, une nouvelle épreuve corporelle, et que nous devions tous nous efforcer de ne pas alourdir Sa tâche. Je suggérai donc à Maggi de dire à Mère qu’un seul mot écrit de Sa main, « oui » ou « non », suffirait. Maggi se rendit dans la chambre de Mère tout en haut du bâtiment principal de l’ashram ; j’attendis son retour près du Samadhi. Quand Maggi redescendit, elle m’entraîna dans la petite cour arrière et m’expliqua qu’elle avait transmis ma question à Mère : que Mère S’était concentrée pendant près de vingt minutes, puis avait demandé à Maggi si c’était bien sûr que j’avais dit que ce serait une Grâce quelle que soit Sa réponse ; Maggi le Lui confirma. Alors Mère prit un petit carré de papier et écrivit : « Non ». Je me retrouvai quelques moments plus tard assis sur le trottoir, totalement désemparé et comme un condamné, agité de sanglots silencieux. C’est là que F . G. me trouva. Il comprit vite qu’il me fallait un coup de main et insista que nous devions aller ensemble jusqu’ à la promenade Chabrol, où se trouverait certainement Satprem, car c’était déjà la fin de l’ap rès-midi. Et ainsi je revis Satprem, à sa place favorite, et m’assis près de lui et lui dit en quelques mots ce qui m’arrivait. Il me dit alors : « C’est quand tout va mal que le Yoga fait les plus grands pas. Crois- moi, je sais… ! On se reverra… ! » Près d’une heure s’écoula.

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Plusi eurs facteurs m’aidèrent alors à accepter cette nécessité de repartir : l’un, très extérieur, était l’obligation de me présenter pour le Service Militaire Français, car je n’étais pas étudiant et ne pouvais justifier un « sursis ». Un autre facteur, plus en rapport avec mes engagements personnels, ét ait la promesse que j’avais fait e à mes compagnons de chemin, en France, de leur rapporter ce que j’aurais découvert « à l’Est ». Enfin, du point de vue pratique , les circonstances s’ordonnèrent pour que je reparte dans la plus grande douceur possible et reçoive des témoignages de solidarité qui me donnèrent du courage. (Je traversai tout le pays au volant d’une Deux Chevaux Citroën, appartenant à un menuisier français qui avait décidé de s’en retourner en Bretagne et appréciait d’avoir un partenaire de voyage.)

Et, avant de quitter Pondichéry, je reçus le plus précieux des présents.

Quelques jours avant mon départ, Nata obtint que je puisse être seul avec Mère dans Sa chambre. (Il se posta de l’autre côté de la porte pour s’assurer que personne ne viendrait déranger.)

L’exil

Durant la période de purgatoire qui suivit, ce furent bien souvent les mots de Satprem, « on se reverra », qui me servirent de bouée de sauvetage, car il était évident pour moi que Satprem n’aurait pu les prononcer s’ils n’étaient pas fondés dans la vérité.

Nata, par ses lettres patientes et loyales, m’aida aussi beaucoup.

Et la branche où je m’accrochai souvent était la lecture de ces « Notes sur le Chemin » qui paraissaient dans le Bulletin – que j’allais consulter chez André, le fils de Mère, et Janine, la mère de Fabienne, à Paris.

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Les deux premières années de l’exil se consacrèrent en quelque sorte à l’épuisement des vieilles formations.

Je reçus l’exemption du Service Militaire, pour cause d’instabilité psychologique (il ne m’avait pas été difficile de m’immerger dans un état de fragile déséquilibr e). Puis je parvins au bout de mes engagements « communautaires », comprenant alors que la première condition du changement indispensable était l’établissement d’un contact direct et central avec l’Action et la Force de Mère – et que le reste suivrait. Durant cette période de grande tension personnelle, il y eut bien sûr quelques dégâts – par exemple je me cassai le dos. Il y eut aussi de belles aventures – par exemple le voyage que Krishna et moi firent ensemble, en Espagne d’abord, puis en Afrique de l’Est . Après ce voyage, souffrant d’autant plus de n’avoir pu aussi « rentrer » à Pondichéry comme l’avait fait Krishna, je me retirai progressi vement de tous liens communautaires et tentai de mieux me concentrer.

Des choix difficiles

Dans ses lettres Nata se référait souvent à « la famille » avec laquelle je devrais me réconcilier, si j’avais encore le souhait de revenir ; d’après lui, lorsqu’ il posait la question à Mère de mon retour, la réponse était toujours négative, mais je ne pouvais comprendre comment cette histoire de famille pourrait avoir la moindre importance intérieure dans l’attitude de Mère. Il y avait un très douloureux doute. J’ écrivis alors à Satprem, pour lui exprimer combien l’atmosphère physique de Mère me manquait, combien je peinais de la distance.

Il me répondit et sa réponse correspondit à la perception d’en -haut.

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Décembre 1971: « Divakar. Tu la reverras quand tu seras convaincu que tes propres forces ne peuvent rien et que tu auras besoin d’Elle comme de la seu le chose nécessaire… Satprem. » Néanmoins je sentais que, désormais, je devais trouver les réponses « seul devant le Suprême ».

Au cours de l’année 1972 je m’étais finalement retiré dans une petite « chambre de bonne », une cellule monastique sous les toits, donnant sur le ciel, et m’étais plongé dans la traduction de « Savitri » de Sri Aurobindo.

J’avais à travers Nata reçu les bénédictions de Mère pour ce travail et Lui envoyais chant après chant dactylographié.

Dans la même période, fin 72- début 73, Nata m’écrivit de manière de plus en plus contradictoire, parfois m’encourageant chaleureusement et parfois me prévenant de ne plus rien attendre. A cette occasion j’écrivis à Satprem . Mais ma lettre trahissait peut-être quelque forme d’ambition, car sa réponse me parut assez brutale et injuste ; il m’enjoignit en fait de ne prendre cette activité que comme un moyen effectif pour moi de demeurer dans l’atmosphère de Mère et Sri Aurobindo, sans prétendre à quoi que ce soit d’autre. Avril 1973 « Divakar. Seule Mère peut te dire si tu es prêt à revenir ou non. Ton travail sur « Savitri » est une excellente façon de rester dans l’atmosphère, à condition que tu le fasses pour toi, sans aucune idée de publication ni de résultat, sauf le résultat intérieur. Je ne suis pas un « quid »et je n’entretiens pas de correspondance. Mais tous mes vœux pour que tu vives de plus en plus sincèrement et intégralement dans la Vérité. Satprem. »

Je crois que je tentai alors de « clarifier » mes intentions et me plaignis un peu de sa froideur ; à quoi Sujata me répondit, en des termes qui me parurent

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outrepasser ses capacités, que si j’a vais trouvé froide la réponse de Satprem, j’aurais trouvé glaciale celle de Mère… Ce « malentendu » fut pour moi l’occasion de la première impression de gêne intérieure, qui opéra une sorte d’ajustement de la distance : personne, personne au monde ne pouvait parler en Son Nom – Elle seule savait, Elle seule connaissait mon cœur entièrement et à jamais.

Car en Mère il n’y avait aucun jugement : Mère voyait, aimait, marchait et portait.

Dans Sa présence au monde, dans Son corps- même, il n’y avait plus une once, plus une trace de l’ego.

C’éta it Mère.

Cependant, le temps passait et le travail de Mère s’accélérait, ainsi que la bataille qui se livrait dans Son corps. Au commencement de l’année 1973, j’éprouvai une sorte de déplacement de l’Action, comme si Mère nous enjoignait à tous de faire maintenant ce progrès de conscience qui permettrait à chacun de La trouver directement, sans intermédiaire. Mère avait fait allusion à la possibilité d’une sorte de transe prolongée comme moyen et méthode de concentration abritée afin de neutraliser les obstacles et les oppositions. Et, au début de l’année – j’étais avide de la moindre nouvelle , que ce soit par le Bulletin ou par des personnes proches s’en revenant de Pondichéry -, Mère Se tenait de plus en plus silencieuse et gardait souvent les yeux clos. Son message de l’année, « Seulement quand vous devenez conscient du monde tout entier en même temps, alors devenez- vous capable d’être conscient du Divin… », était à la fois cryptique, mystérieux et terrible ; terrible, car il posait les termes du changement indispensable de telle manière que nul ne pourrait plus prétendre…

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Il n’était plus question de « réalisation spirituelle », mais d’une incarnation, d’une manifestation de l’Unité en chacun. Il n’y avait de doute en aucun d’entre nous : Mère allait frayer le chemin, Elle était restée pour cela après le départ de Sri Aurobindo et tout le travail se faisait par Elle et dans Son corps.

Certainement nous n’étions pas à la hauteur et ne pouvions bien comprendre.

Mais comment La servir, comment L’accompagner, comment contribuer à alléger le fardeau, au lieu de l’alourdir comme nous le faisions tous… ?

L’opposition qui m’avait forcé à quitter Pondichéry, et que je n’avais toujours pas élucidée, bien que plusieurs indications concordaient pour désigner Françoise (déjà re-nommée Pourna-Prema par Mère – j’ai cru comprendre que le nom « Françoise » lui avait déjà été donné par Mère et que Françoise en désirait un autre, plus « spirituel » que Mère lui avait enfin donné, après de nombreuses requêtes) comme un vecteur ou relais important … cette opposition, donc, semblait toujours aussi active, puisqu’elle était même intervenue pour faire cesser ma participation aux activités de l’Association pour Auroville à Paris, où j’avais pourtant noué de bonnes amitiés. Nata, de son côté, tout en gardant sa confiance en un dénouement positif, se déclarait impuissant. Je pris cette décision en Octobre 1973. J’étais prêt à quitter la France quand, au dernier moment Francis, mon père, insista pour que je retarde de quelques jours mon départ afin d’avoir un entretien télévisé avec Jean Yves mon demi -frère et moi, à propos d’Auroville et de l’Ashram (Jean Yves venait de vivre près de six mois à l’Ashram et à Auroville et avait ainsi pu voir Mère, bien qu’en des circonstance différentes, passant devant Elle dans une ligne ininterrompue, à peine le temps de Lui remettre un petit bouquet …). Ce fut donc seul – seul devant le Suprême – que je pris la décision de revenir.

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Retour

Ce ne fut donc que le 11 Novembre que je pus embarquer pour Delhi et Pondichéry, où j’arrivai dans la soirée du 13.

Je déposai mon sac à la porte extérieure de la maison de Nata et Maggi et me rendis de suite au Samadhi, où le premier sourire que je rencontrai fut celui de Fabienne. J’étais de retour.

De la cour du Samadhi l’on pouvait entendre la voix de Mère, presque gémissante, refusant d’ingérer la nourriture que Pranab Lui tendait.

Ce soir-là, plus tard, lorsque Nata me dirigea vers une maison de l’Ashram proche de la Promenade, je retrouvai quelques personnes connues et vis s’apprêter un groupe de volontaires qui partaient en autobus à Auroville pour se joindre aux travaux de bétonnage des hauts des quatre piliers et de la première dalle du Matrimandir. Je dormis sur le toit, veillé par un paon. Lorsque je retournai le soir du 14 à l’Ashram, Nata me raconta que du seul fait qu’il m’avait accueilli, son repas de déjeuner à la cuisine de « Tout ce qu’il faut », tenue par Pourna, lui avait été refusé… ! Et Maggi me dit alors, avec intensité, qu’elle n’avait jamais vu une telle opposition et que, si je parvenais à rester, elle se mettrait à mes pieds… ; une manière de me signifier qu’il faudrait une sorte de miracle… ou une aide vraiment supérieure pour surmonter, ou traverser l’obstacle. Je crois que, de mon côté, à part l’embarras que je regrettais de causer à Nata, je n’étais plus si préoccupé – il y avait plutôt l’expérience d’avoir retrouvé mon Le lendemain ce fut mon tour de me joindre au Matrimandir.

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chemin, d’être à nouveau là où je voulais être, dans Son milieu… et advienne que pourra. Je pris logement à l’ « International Guest-House », où l’on m’expliqua que personne ne pourrait intervenir. Et je me joignis au travail du Matrimandir dans la journée et rentrais dormir le soir, après un moment passé au Samadhi sous les fenêtres de la chambre de Mère.

Où va Mère ?

Mais le 17 Novembre, nous approchions de la fin du bétonnage et je restai au travail, opérant l’ un des vibrateurs pour amener le béton frais à emplir les moules de coffrage.

Nous terminâmes à 19h25.

Les machines se turent ; dans la lumière des projecteurs, les uns et les autres éclaboussés de ciment, les yeux rougis, les oreilles bourdonnantes, mais comme accomplis, nous vérifiâmes l’heure : à 19h25 le 17 Novembre la base de la sphère du Matrimandir était achevée. Dans la matière. Pour le travail de Mère.

Je rentrai tard au Guest- House, sans avoir le temps de m’arrêter au Samadhi.

Je m’endormis bientôt.

Une voix m’appela, m’éveilla : « Divakar, wake up, you must go at once to the Ashram, Mother has left Her body …! ». C’était la voix de Praveen, qui venait d’apprendre la nouvelle: il n’était pas 4h du matin.

C’était une impossibilité.

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C’était pourtant un fait.

Quelques moments passèrent et je me joignis à la ligne de tous ceux qui étaient déjà là et nous fûmes dirigés jusqu’à l’espace au rez -de-chaussée où Mère avait donné tant de bénédictions dans les années 50, jusqu’à la salle vestibule d’où s’élançaient les marches qui montaient vers Leurs appartements . Sur la droite se trouvait la chambre de Nolini ; sur la gauche, un petit espace utilisé pour la méditation, aménagé en une sorte de dôme avec, sur deux côtés, des arches servant d’ouvertures, et tapissé d’une feuille de métal de couleur argentée. Là, sur un petit lit étroit, le dos redressé contre des coussins, la tête penchée en avant avec une expression de volonté formidable, tendue en une concentration presque féroce, se tenait… Mère… ? Le corps de Mère… ? Une couverture de fourrure synthétique blanche recouvrait la partie étendue de Sa silhouette. Les ventilateurs rutilaient dans l’air chaud, et la file que nous formions contribuait à augmenter la chaleur. Des soucoupes de camphre étaient posées sur le sol dans les angles et l’on reconnaissait le parfum d’eau forte que Mère aimait utiliser. Et que les « plus proches disciples », avec André, avaient alors décidé d’apprêter le corps de Mère, puis de prévenir les Ashramites et de le descendre dans le « Meditation Hall » afin d’y convier tout le monde dés 4h. Nolini avait rédigé un message pour expliquer que Mère avait préparé le prochain corps dans le vrai physique subtil et que Sa conscience avait maintenant quitté « le vieux corps », qui avait terminé son travail, pour entrer dans le « corps nouveau ». Mais le fait que le corps de Mère se trouvât là, exposé, avec cette soudaineté, presque cette précipitation, demeurait incompréhensible. Nous apprîmes que le cœur de Mère avait cessé de battre la veille au soir, à 19h25.

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Cela ne correspondait à aucun des repères dont Elle avait jalonné le Chemin déjà parcouru, bien loin devant nous tous. Et pourtant, toute l’atmosphère était comme saisie de calme, à la fois impératif et libre de tout drame.

Tous ressentaient cela. Il n’y avait nulle place pour le drame.

Nous ne pouvions pas comprendre.

Mais nous pouvions au moins être fidèles à Son sourire, à Son atmosphère qui était toujours imbue d’une eau vive de progrès, d’aspiration et de marche… Plusieurs fois, le 18 et le 19 Novembre, je retournai dans la ligne – comme beaucoup d’entre nous.

Ce fut ainsi, le 18, v ers la fin de l’après -midi, que je me dirigeai ensuite, presque sans y penser, jusqu’à la promenade et, pénétrant l’enceinte du terrain de tennis, m’approchai de Satprem qui se tenait là, sur le petit parapet face à l’immensité, une jambe repliée par-dessu s l’autre dans sa posture coutumière, absorbé dans une intensité d’appel qui élargissait ses yeux – dont la couleur ce soir- là, je m’en souviens, était le vert plutôt que le bleu d’une mer lointaine. Alors il posa son regard dans le mien un moment ; nous ne dîmes rien ; il tendit un doigt devant ses lèvres – qu’aurait -il pu être dit ?

Après un moment ainsi près de lui, je le laissai.

Ses mots prononcés plus de trois années auparavant, presqu’au même endroit, « on se reverra… », s’étaient ainsi réalisés… Mais ni lui ni moi ni personne n’auraient pu imaginer les circonstances dans lesquelles cela se produirait.

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Quoi, maintenant ?

Tout continua.

Nous sentions tous que telle était Sa volonté.

Et il y avait, dans les mois qui suivirent, une sorte de joie physique, comme si un peu de la plénitude vibrante de Mère s’était disséminé en tous et en chacun.

Cependant, tout au fond ou au centre de l’être, il y avait une immense colère.

Une colère qui était aussi une peine, un chagrin résonnant dans les âges.

Tout cela, cette « réalité », était si contraire à ce qui aurait dû s’incarner.

Comment se pouvait- il qu’on eut ainsi traité Mère, qui S’était donnée sans compter et sans relâche à chacun et à tous, inlassablement, pour que le Vrai, le Suprême, prenne corps sur cette Terre… ? Mère dont le corps- même était devenu l’espoir de la Terre, un agrégat cellulaire entièrement offert à la Vraie Conscience… ? Comment se pouvait- il qu’au lieu de La servir, de L’accompagner, de veiller, nous devions La trouver ainsi exposée, seule, seule… ? Satprem écrirait plus tard un peu de ce qu’il avait ressenti, au -delà du choc formidable et incompréhensible – ce grand carillon qui venait battre dans le monde… « Pas d’obstacle, rien n’empêche… »

Je me souviens du 20 Novembre. Ce jour-là, le corps de Mère a été placé dans un cercueil qui a été déposé dans un compartiment du Samadhi, directement au- dessus de celui ou le corps de sri Aurobindo demeurait depuis 23 ans.

Satprem était l’un de ceux qui portèrent le cercueil.

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Nous étions tous assis sur les dalles de la cour – certains Ashramites étaient aux fenêtres des étages et je revois Pourna, assise sur une petite terrasse juste au- dessus de la chambre de Nirodbaran, les cheveux défaits, impérieuse… - et je me trouvais à quelques mètres seu lement du Samadhi, à l’Ouest, et Maggi se tenait juste derrière moi et je l’ai soudain entendue pleurer et un peu de cette colère a effleuré à cet instant, je me suis tourné vers elle pour lui signaler qu’il ne fallait pas pleurer, car cela reviendrait à croire à cette « mort » - qui était une impossibilité, même présentée ainsi… Ce ne serait que longtemps après que nous saurions mieux combien – avec « amour » peut-être, avec « dévotion » peut-être, mais dans une profonde incompréhension – Mère avait été trahie, jusque dans le traitement soi-disant médical qu’on La força à subir. Peu de temps après le 20 Novembre, probablement début- Décembre, je ne m’en souviens plus exactement, Pranab donna aux gens de l’Ashram, un soir au Playground, le compte-rendu de ce qui s’était passé et de ce qu’i l avait observé, pensé et senti durant la période qui avait précédé le « départ de Mère ». Je me trouvais dans l’assistance ce soir -là – je rentrais encore chaque soir en ville, où j’avais loué une petite chambre dans une lo ge au nom de « Ganesh » -, car je voulais tenter de comprendre le point de vue de ceux qui avaient été physiquement en rapport constant avec Mère. C’est le récit d’un être qui a été profondément déçu dans ses attentes – lui qui avait travaillé, s’était discipliné au service de la Transformation physique qui devait se produire dans le corps de Mère, avait été obligé de constater que cela ne se manifesterait pas et que Mère allait devoir renoncer, qu’Elle avait en quelque sorte « succombé » à la nature ordinaire des choses. Il semblait ainsi que, depuis qu’il avait fait ce constat, la présence physique de Mère était devenue comme un poids… Son récit a été plus tard publié.

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Il fit mention, sans nuances, avec pragmatisme, des mesures que lui et le proche entourage de Mère avaient dû prendre et des médicaments qui Lui furent prescrits. Ce ne fut pourtant qu’à la lecture des derniers volumes de l’Agenda, des années plus tard, que nous eûmes la confirmation des lèvres de Mère : comme Elle savait et sentait dans Son corps ce que tous autour d’Elle pensaient et souhaitaient et combien ces formations L’avaient tourmentée, Elle qui avait en même temps l’expérience physique et matérielle d’une Présence croissante ici -même – et comment les deux processus contraires s’accéléraient simultanément… Que l’on put entendre aussi la furie contrôlée de Pranab lorsque Mère voulut lui rappeler devant Satprem la possibilité d’une transe prolongée… L’on peut s’interroger indéfiniment, et douloureusement, et sans doute inutilement, sur ce qui aurait pu se passer si Satprem et Sujata avaient fait partie du premier cercle autour de Mère. Ce qui est absolument certain, c’est que jamais l’on n’aurait alors songé à exposer Son corps à la foule à peine quelques heures après qu e Son cœur eut ce ssé de battre.

Marcher avec Auroville

Il me fallut bientôt faire ma demande officielle auprès du « Comité d’Auroville » pour obtenir la permission formelle de vivre à Auroville et la garantie indispensable pour mon visa de séjour. Je me présentai donc devant ce Comité, qui était alors composé de Navajata, Prem Malik, Roger Anger et, je crois, Shyamsundar.

Et je fus refusé.

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Je ne crois pas que l’on m’offrit aucune explication, ni même que j’en demandai.

C’était évidemment le même antagonisme à l’œuvre.

Mais le choix en moi était fait.

Je savais que je servirais le Matrimandir ; je savais aussi que je vivrais dans le lieu nommé par Mère « Sincérité », à quelques deux cent mètres du Matrimandir et du Banyan. Shyamsundar était alors, par une sorte de compromis avec Navajata dont il ne partageait pas les vues, responsable de la construction du Matrimandir en tant qu’administrateur – Piero l’était en tant qu’ingénieur et directeur des travaux -, et m’avait fait bon accueil ; par la suite il fit appel à André, le fils de Mère, pour me donner le soutien nécessaire. Le désaccord entre Shyamsundar et Navajata était symptomatique de la crise que nous allions tous, de tous les bords, traverser. En l’absence physique de Mère, dans l’impossibilité pratique de poser dev ant Elle les questions de tous ordres qui prenaient forme, les distances entre les différents points de vue augmentèrent, les divergences s’aggravèrent et les positions se durcirent. Toutes sortes de controverses se mirent à convoiter le devant de la scène.

Le mode de la controverse

Et la construction du Matrimandir attirait son lot de conflits.

Ce fut à l’occasion de l’une de ces querelles que je me permis d’écrire à Satprem – parce qu’à mon sens il était l’un des rares êtres accessibles parmi les

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« légataires » de la « mission » de Mère en qui nous pouvions nous fier, sans redouter de son côté une volonté de contrôle. Nous avions également appris, par l’intermédiaire de Paolo, que Mère avait en Janvier 1970 partagé Sa première description de Sa vis ion de l’intérieur de Matrimandir en la présence de Satprem, qui avait enregistré Ses paroles. (« 13.9.74. Divakar, tu veux ajouter mon « influence » parmi toutes les autres influences en concurrence ? Je ne suis le concurrent d’aucune course à l’ego. Tant que l’idée de l’un, ou la suprême esthétique ou vérité de l’un se dressera contre celle d’un autre, le Matrimandir n’y sera pas. Nous ne construisons pas un temple astrologiquement ou mathématiquement parfait, mais un homme dans l’unité. C’est le premier Matrimandir. Dans la vision d’au - dessus, il n’y a pas de centimètres : il y a une perfection interne qui se traduit spontanément par certaines mesures. C’est cette perfection interne des constructeurs du Matrimandir qui devrait faire la perfection extérieure du temple . Ainsi il ne s’agit pas de discuter des centimètres ni des colonnes mais de travailler à l’unité des consciences. Tous les « flottements » entre la vision de Mère et la traduction des travailleurs donnent la mesure exacte de l’interférence égo ïste. On ne va pas rectifier les ego en supprimant un mètre de béton ici ou là ou en ajoutant des colonnes. Autant que je sache Mère a toujours considéré Roger comme l’architecte et responsable des travaux. C’est donc par une entente avec lui qu’il devrait être possible de rectifier les « erreurs » s’il y en a. Si chacune des éminentes personnes qui s’occupent d’Auroville veut ajouter son idée ou son interprétation ou sa vérité particulière, nous aurons un Matrimandir avec des bosses, même si leurs bosses ont été soi-disant inspirées par Mère. Ce que Mère m’a dit, je le sais, mais je n’irai pas clamer « Mère a dit, Mère a dit… », je vous renvoie à Roger. Il n’y a pas de contradictions en Mère, mais beaucoup dans les consciences. Bonne sincérité à tous ; Satprem. PS : Quant à l’aspiration que tu me demandes de partager, puissiez-vous partager la mienne ! »)

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Ses réponses nous renvoyèrent à nous-mêmes, ce qui était certainement le plus juste et le plus sage. Ce n’étaient pourtant pas les réponses que Mère aurai t données.

Le fait de l’absence de Mère, du point de vue des décisions et des choix immédiats, nous trouva généralement déficients.

Nous n’avions ni le discernement ni la réceptivité suffisants et, comme inéluctablement, notre atmosphère collective tomba, ou retomba de l’état que Mère avait tenté d’établir = une aspiration réceptive, en chacun, à la réalité de l’Unité et au chemin de Demain – et, pratiquement, une collaboration de tous dans une orientation sincère vers un Avenir plus vrai qui attend…

Les tensions et les résistances s’intensifiaient, non seulement autour de nous et d’Auroville mais parmi nous. Le 9 Juin 1975, j’écrivis à Satprem, et il écrivit sa réponse ici et là sur ma lettre - même : « D. : 9.6.1975, Matrimandir. Satprem, malgré l’effort persévérant de quelques- uns, la travail à Matrimandir ralentit, ralentit… le ciment n’arrive toujours pas, qui, peut- être, pourrait nous faire bondir de l’autre côté… Satprem : tu crois que c’est du ciment qui vous fera bondir de l’autre côté ?... D. : en tirant la langue à tous ces faiseurs de confusion, qui tirent tout dans leur poche grise. Matrimandir, disent les astrologues, est faux, nous avons trahi la vision de Mère, car les 24 m… etc…, dit Udar, doit être modifié pour correspondre à la vision de Mè re, car la porte… etc… et lui, il attend ! Satprem, rayant mes derniers mots avec une grande croix : Matrimandir est VRAI… D. : Ce n’est pas pour que tu participes au jeu d’influences que je t’écris, mais pour te donner des nouvelles, simplement, parce que tu es là – parce que tu es concerné par notre unité croissante, et notre manque d’unité éclatant… Et puis, il y a leurs histoires de comités, il y a peut -être de la bonne volonté là-dedans, mais enfin, il semble plutôt pour le moment que les démons du pa ssé s’en donnent à cœur joie. C’est une lutte qui dépasse les individus, sûrement… Satprem : Oui. Mais chaque individu doit vaincre sa part du

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