Itinéraire

Itinéraire

ou

Comment grandir ensemble dans la Vérité

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A Douce Mère

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Note de rappel

Alors que nous sommes présentement confrontés à la réalité d’une prise de pouvoir et de contrôle effective par les représentants du Gouvernement Central de l’Inde, assistés par quelques Auroviliens qui voient en cette intervention radicale la seule avenue de rétablissement du développement idéal de la cité d’Auroville, et devons constater de multiples manquements à l’éthique la plus élémentaire, devons même envisager la possibilité d’une expulsion, d’une interruption brutale de l’expérience et d’un exil for cé, il est nécessaire de retrouver au dedans de soi cette certitude qui nous a portés au cours des années, la certitude que la création d’Auroville est l’offrande de la Mère à Cela qu’Elle nomma « le Seigneur Suprême » et qu’ainsi Auroville, sa vérité et son destin Lui appartiennent, quelles que soient les apparences et quoi qu’il arrive.

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Introduction

Nous sommes en été 2022 et Auroville est occupée par une bataille de perspectives, un conflit aussi absurde qu’il est nocif et aussi nocif qu’il est absurde, comme si tous les participants étaient déportés et aliénés de la seule priorité, celle du progrès de la conscience, que toutes les difficultés et les apparentes contradictions peuvent servir et hâter si seulement nous demeurons centrés et alignés dans notre aspiration à grandir en vérité. d’urbanisation qui, si séduisant puisse -t- il sembler encore, n’est PAS issu de la source suprême de l’aventure d’ Auroville, un plan que l’on ne peut nullement attribuer à la volonté ou à la vision de Mère, ni par conséquent charger de toute Son autorité ; mais comment faire, sans soulever un tel vacarme et un tel opprobre que le sens même du message sera neutralisé ? Essayons pourtant, pour aborder le sujet, de nous en tenir aux faits : pas un seul document signé par Mère, pas un seul enregistrement de Ses paroles, n’indique nulle part Sa volonté de voir se matérialiser ce plan particulier dont il est présentement question avec des tombereaux d’arguments et des panoplies de termes légaux. Ce fameux plan de la galaxie, qui a été révisé, amendé, modifié, altéré, étudié, commenté, critiqué, adoré, tant de fois et de tant de manières au cours des cinq décennies de l’existence d’Auroville, s’il est initialement apparu – dans l’une de ses premières versions sur une brochure imprimée pour informer le public et encourager les donations, sur laquelle Mère avait signé Je voudrais tant montrer , par exemple, l’inanité de cette insistance obsessive pour réaliser matériellement un plan

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Ses bénédictions – lors de l’inauguration officielle d’Auroville , non seulement n’a jamais été développé en une étude détaillée d’exécution, tenant compte de tous les facteurs existants, mais représente un modèle différent de celui que Mère avait initialement apprécié comme la traduction fidèle de Sa formation – le plan d’une nébuleuse, au rayonnement immobile dans toutes les directions à la fois, au lieu de celui- ci d’u ne galaxie en mouvement de rotation vers la gauche. Par contre, il était évidemment indispensable pour l’aventure collective d’Auroville de disposer d’un plan général qui servirait de guide et d’éperon pour préserver et encourager l’élan et la discipline de l’engagement de tous vers l’avenir, un avenir qui s’adresserait à l’humanité dans son ensemble, au lieu d’être le domaine réservé d’ une élite, si représentative fut-elle. Et dans cette optique, Mère a donne nombre d’indications sur les fonctionnements de la ville, le mode de vie de ses habitants, l’approche des biens matériels, ou l’esprit de simplicité, de diversité et d’harmonie qui devrait y régner. Sur la structure intérieure de la ville aussi Elle a donné, par Ses propres dessins et descriptions enregistrés, les principes directeurs : au centre de la ville le Sanctuaire de la Vérité – qu’Elle a nommé enfin Matrimandir, avec de l’eau autour et le Parc de l’Unité, tout cela dans une zone de silence – , puis les quatre grands pétales délimitant quatre pr incipes d’activité - International, Industriel, Culturel et Résidentiel -, et enfin, au bord extérieur, se nichant entre les arrondis des quatre grands pétales, les zones de services, en relation avec l’extérieur. En fait, Elle a donné toutes les indicatio ns que l’on pourrait jamais souhaiter sur le contenu et presque aucune sur les formes, car c’est la vie de la conscience en progrès qui trouverait les formes correspondantes – et non l’inverse.

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Les rares occasions où Elle a Elle-même dessiné des formes précises, celles-ci ont été consignées aux archives : par exemple, son croquis détaillé de l’Urne qui devrait contenir une poignée de terre de tous les pays, a été remisée, tout comme son croquis de l’accès au Matrimandir ou celui de son aire. Ce n’est que dans la description de la Chambre intérieure du Matrimandir qu’Elle a insisté sur les dimensions exactes et la présence de tous ses éléments. Bien des fois Elle a remarqué que les détails ne l’intéressaient pas, au sens où ils devraient être élaborés au fur et à mesure sans fixité prédéterminée, à moins qu’Elle ait VU ce qui devait être réalisé – comme la chambre intérieure du Matrimandir, nous le savons tous, mais aussi comme ce parc au centre de la ville, le plus beau parc du monde…

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Souvent dans nos interminables débats, l’on se réfère à « la volonté de Mère », mais c’est une notion humaine, formée par l’ego humain et ce n’est pas ainsi que l’on peut s’ouvrir à Son chemin. Pour cela, il faut d’abord devenir conscient de Sa Présence, apprendre à reconnaître Son atmosphère, à vivre selon Sa Grâce ; il n’y a pas d’ego en Mère. Il y a une Force Consciente de Vérité et d’Harmonie qui avance, qui pousse, qui travaille sans cesse, à travers tout.

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Alors ce qui suit, ce que je vais exprimer dans les pages qui viennent, que l’on lira ou rejettera, va certainement choquer, déconcerter, indigner, ou faire réfléchir - et trouver des résonances et des échos. Mais je promets que chaque mot sera mûri et issu de l’expérience – la mienne, la nôtre, celle d’Auroville en tant que collectivité, celle de tous ceux pour qui Mère et Sri Aurobindo sont les porteurs de la Vérité de la Terre.

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Le sens

Mes sources sont les paroles écrites, ou enregistrées de Mère et de Sri Aurobindo, exclusivement.

Maintenant, je vais énoncer sans explication un certain nombre de choix, ou d’orientations, que le collectif d’Auroville a faits durant les cinq décennies de son existence matérielle, qui ont contribué à son aliénation (partielle) du vrai sens d’Auroville. Je n’aborde rai pas la question des influences qui ont joué sur ces choix, là n’est pas le sujet prioritaire. A l’écoute de tout ce qui se dit – et s’affirme – aujourd’hui, l’on pourrait bien constater qu’à la fois tout le monde se tr ompe et tout le monde a raison. Tout le monde a raison, chacun a raison, parce que nul ne peut vivre à Auroville sans saisir quelque éclat, quelque aspect, quelque indication de la vérité qui attend d’être vécue sur la Terre. Et tout le monde se trompe, chacun ne peut que se tromper, dans la mesure où nous avons collectivement dévié de l’aventure qui s’offrait à nous et qui – je le crois – s’offre toujours à nous.

Ce n’est pas d’une, mais de plusieurs déviations consécutives que je vais essayer de témoigner. Je vais d’abord énoncer ces dé viations, sans ordre particulier puisqu’elles se sont exprimées plus ou moins simultanément ou

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dans la même période de temps ; puis je reviendrai, par des anecdotes ou de courts récits, sur chacune d’elles.

La première de ces déviations fut d’accepter l’inimitié au sein même de la famille (l’ensemble de tous ceux qui voulaient servir Mère), et d’identifier l’adversaire avec l’ « autre », plutôt que de travailler à notre propre transformation. Evidemment, dés que Mère n’a plus été visible et accessible dans Sa chambre, l’atmosphère générale s’est considérablement appauvrie et les natures égoïstes individuelles se sont comme réanimées et , sur le territoire encore vierge d’Auroville, nous avions à traiter avec des conceptions par trop étroites et réductrices et des intentions de contrôle par trop bornées et arbitraires pour nous y plier. Mais, en tant que collectivité, nous avons compromis notre loi : nous avons commencé de juger, de condamner, de prétendre « discerner » la présence et l’action de l’adversaire dans ceux qui ne nous soutenaient pas et ce « nous » s’est fragmenté en conséquence.

Ces déviations sont comme de mauvais plis : on veut les redresser, ils se reforment de suite.

Il y eut bien des efforts de réconciliation, au cours des années, mais ils étaient alourdis d’un émotionalisme sans force ni portée. Ces plis sont contagieux et corrosifs ; chacun en devient le relais, en situant l’ennemi ou l’obstacle dans un autre individu, un autre groupe ou une autre association et toute une dynamique d’éloignement et de séparation se déploie.

Lorsque les deux « camps » opposés furent si retranchés, il ne

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restait plus qu’une option, celle de l’intervention d’une force extérieure, supérieure en puissance ordinaire, pour tenter de sauvegarder la possibilité matérielle de l’aventure.

La seconde déviation se produisit graduellement, une fois mise en place l’administration duelle définie par l’Acte de Parlement qui a donné naissance à la Fondation d’Auroville. Au début, il était entendu qu’il s’agissait seulement d’une mesure effective de protection légale inattaquable, qui donnerait aux résidents volontaires d’Auroville le temps d’élaborer leur propre organisation selon leur intuition collective d’un avenir à découvrir. Puis, presque insensiblement, deux tentations se sont profilées, avec leurs effets et leurs conséquences conjointes : l’une fut de demander des fonds au Gouvernement Central pour aider au développement de certains domaines de recherche à portée universelle, à commencer par celui de l’Education . Mère avait toujours eu grand soin de n’accepter que des dons sans conditions, ou alors des prêts suffisamment flexibles et compréhensifs ; de même, Elle avait catégoriquement écarté toute tentative d’ingérence de la part d’aucune organisation extérieure dans les affaires de l’Ashram ou celles d’Auroville, quelles que soient les bonnes intentions initiales.

De ceci nous ne tinrent pas assez compte.

Ainsi, avec l’assurance d’ une certaine sécurité économique relative et la possibilité de créer de nouvelles structures sans empiéter sur les fonds générés par les activités productrices et commerciales des Auroviliens, un précédent s’installa qui incarna l’ambigüité de cette relation avec le pouvoir ordinaire – un

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instrument d’effectuation qui pouvait aussi bien servir l’avenir que maudire et infirmer nos aspirations ; car ce n’était plus quelque part d e l’humanité qui ressentait l’appel et la volonté de collaborer, mais un appareil formidable qui pouvait éventuellement se retourner contre toute velléité d’autonomie. Et à mesure que s’installait cette ambiguïté, la deuxième tentation s’étoffa de maintes petites récriminations, déceptions, plaintes et requêtes diverses, que l’on adresse dans le monde ordinaire à « ceux qui gouvernent et ont le pouvoir » ; le désir ou l’opportunité de s’en remettre à une autorité bien sise et légitime dans l’orbite de la s ociété fit son petit travail de grignotage et une sorte de subtile habitude de trahison put se loger parmi nous. Au lieu de traiter tous les problèmes et toutes les questions comme autant d’occasions données pour progresser ensemble vers plus de conscience et de discernement, plus de capacité à assimiler, intégrer et convertir les parts de notre humanité, cet autre mauvais pli fit sa besogne habituelle et il devint presque acceptable de s’adresser au Gouvernement – à ses représentants – pour toutes manières de redressement ou de justice ou même de soutien moral, et autant d’énergie fut ainsi dévoyée. La troisième déviation découle presque logiquement de la seconde, ou de l’ influence qu’exerça la seconde sur notre approche collective de l’organisation. Au lieu de persévérer dans la discipline progressive de transformer notre attitude envers le pouvoir, d’apprendre à considérer tout travail et toute tâche comme un service à la Conscience de Vérité, qu’ils soient administratifs, créatifs, productifs ou domestiques, nous avons opté pour la centralisation

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de tous les « pouvoirs » conventionnels et en avons assemblé les fonctionnements matériels dans une même location, où nous avons même convié l’administration gouvernementale officielle à se situer conjointement, et tout cela en bordure et en surplomb de l’espace le plus essentiel à l’ aventure, celui du Sanctuaire intérieur. Ainsi avons-nous, à toutes fins pratiques et pour le présent, en partie renoncé à développer l’esprit de service en toutes et chacune de nos activités. Ceci est en étroit rapport physique et psychologique avec cette autre et quatrième déviation – mais le terme « quatrième » est inapproprié, puisque l’on peut aussi considérer ce glissement ou cette démission comme centrale et déterminante : il s’agit de l’orientation – physique et publique et culturelle – qui a été forcée ou imposée sur l’existence du Matrimandir. Au lieu d’un espace de concentration entièrement dédié à la Force de Vérité, auquel l’on accèderait depuis une aire toute entière rés ervée au silence, à la beauté et à l’harmonie de la Nature, discret dans sa majesté, l’on a collectivement accepté et accueilli une version ostentatoire, exposée, rutilante et capturant la renommée, dont l’impact nous a aliénés davantage de notre centre de ressource intérieure et a contribué à une incompréhension générale ou un redoutable malentendu quant au but même d’Auroville et sa relation à la réalité spirituelle. Au lieu de servir la Force de la Shakti à l’œuvre pour un avenir terrestre d’harmonie pro gressive, par-delà les dieux et leurs symboles vers une réalisation vivante et concrète de l’Unité fondamentale de tout ce qui est, nous devons répondre indéfiniment des raisons et des objectifs de ce globe doré si

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coûteux à entretenir, placé dans son écrin de verdure calibrée comme un objet de luxe dans une vitrine, supposément dédié au soleil supramental qui doit régner sur tout et sur tous.

Et la cinquième déviation, probablement inévitable puisque conséquente des autres ou les entérinant, est survenue dans toute sa parure d’évidence et de conviction, légitimée par le nombre, et la difficulté croissante à communiquer tous ensemble de manière assez constructive : ce fut notre adhésion vaguement conditionnelle aux procédés « démocratiques », à commencer par le vote, et le droit de chaque participant adulte à voter. Naturellement toutes les pratiques et les tactiques attenantes se sont ainsi réintroduites et immiscées dans nos relations et nous ont d’autant appauvri, au sens de notre capacité collective de confiance réciproque, de réceptivité et d’intuition. Enfin la sixième déviation, qui s’est en fait virtuellement invitée elle- même dés la naissance d’Auroville, consiste en notre acquiescence irrésolue devant l’affirmation d’un plan sacré, ayant figure de loi doctrinaire échappant à tout questionnement : ce n’est donc pas la plus récente, et l’on pourrait aussi la situer en première place ; pourtant, au cours des années, elle a eu son utilité dans la mesure où elle a joué le rôle d’un rappel constant à la dimension réellement collective d’Auroville, au sens de représentation proportionnelle de l’humanité dans son ensemble, et donc à la nécessité comme au devoir de parvenir à une création suffisamment éloquente et appréciable comme preuve, modèle ou témoignage d’une autre, d’une nouvelle qualité d’existence terrestre.

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Cependant, s’alliant aux autres déviations déjà indiquées, les partisans volontaires de ce plan « indiscutable » puis que d’origine sup érieure, bien qu’il ait été manipulé de nombreuses fois et ne soit toujours pas suffisant pour un travail réel d’ exécution, se sont érigés en missionnaires et porte-paroles convaincus de la vérité d’Auroville ; ainsi la société que nous formons physiquemen t s’est trouvée de plus en plus sujette à un écartèlement d’approches, au lieu d’une tension d’équilibre qui avait servi jusque là à ne pas s’embourber dans un excès ou un autre. L’on pourrait suggérer une septième déviation, qui serait du point de vue du yoga de Mère, LA déviation qui permit toutes les autres, mais comment définir la pauvreté, la faiblesse, la petitesse, l’attachement, qui nous ont empêchés de nous donner entièrement et inconditionnellement à la pratique de Ses indications ? C’est notre arrogance, l’arrogance de ce qui ne se donne pas, qui nous a projetés dans une fausse diversité d’interprétations, dans ce guignol débilitant de batailles de citations, dans les faux raffinements de nos dénonciations et ostracismes opportunistes, dans nos déclarations de faillite successives (car dans notre sagesse nous avons déjà maintes fois condamné Auroville à la défaite et l’insignifiance). Cette duperie de l’ego en nous serait donc la cause de tous nos compromis et toutes nos trahisons.

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« Nous voulons une race sans ego »

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Telle est la loi centrale de notre chemin ; il n’y en a pas d’autre.

Chacun de nous est un apprenti et ne deviendra capable de servir qu’une fois tout ego aboli dans sa nature : l’ego, ce « mauvais pli », qui fut indispensable au développement de la conscience humaine, a servi. Un autre être nous attend.

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A présent je vais relater quelques épisodes qui me semblent refléter les courants et les forces en jeu dans notre expérience collective, tels que je les ai vécus personnellement. Le premier se situe à l’époque de ce « conflit » avec la SAS (la Société qui était de facto propriétaire des terres d’Auroville et responsable du Projet pour la réalisation duquel ses représentants légaux recevaient les donations au nom de la Mère). Un certain nombre de personnes s’étaient trouvées incapables de se joindre à un côté ou à l’autre et, par affinité ou par pragmatisme s’étaient assemblés sous la bannière de la neutralité : ils étaient ainsi surnommés, « les Neutres ». Or, la plupart d’entre eux s’étaient individuellement tournés vers un grand maître tantrique bien connu et apprécié de Mère, établi à Rameshwaram, connu sous le nom de Panditji. Mère lui avait à p lusieurs reprises envoyé l’un ou l’autre de Ses disciples pour qu’il les aide à discipliner leur nature inférieure et contrôler leur activité mentale. Elle-même avait fait momentanément usage de ses pratiques afin de seconder Son propre travail d’éveil dans la conscience la plus matérielle.

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Panditji avait ainsi activement et diligemment œuvré pour la résolution de certains obstacles ; cependant, Mère savait qu’il ne pouvait pas encore La suivre plus avant, malgré le grand respect et la vénération qu’il é prouvait pour Elle, et Elle conseilla même à Satprem, qui avait suivi sa discipline pendant plusieurs années, de se défaire de son influence. Lorsque Satprem put commencer de publier les 13 volumes de l’Agenda de Mère, retranscrits des enregistrements qu’i l avait pu conserver depuis la fin des années cinquante, la situation des Auroviliens était plutôt précaire et leur unité de conscience et d’engagement était d’autant plus cruciale et il lui apparut que l’affiliation de ces « neutres » à Panditji pouvait être néfaste dans l’atmosphère collective ; il adressa à tous une mise en garde. Il y eut une grande réunion de « Pour Tous », comme on appelait notre assemblée, qui se produisait ici ou là, selon les possibilités du moment ; cette fois, cela se passait da ns l’une des maisons « en dur » de « Certitude ». Je me souviens clairement de m’être prononcé pour soutenir cette mise en garde ; si je raconte cela, c’est pour essayer d’exprimer ce que j’ai réalisé alors, l’ampleur d’un profond malentendu, dont je ne m e rendis pleinement compte qu’à travers de tels incidents. Je n’avais pas la moindre animosité envers aucun de ces « neutres » et en fait, dans une certaine mesure, leur position m’était compréhensible ; je n’avais jamais eu aucun contact avec Panditji ; j ’avais confiance en Satprem, même si je le trouvais parfois excessif ; j’étais souvent mal à l’aise avec les déclarations des uns ou des autres et me sentais souvent partagé devant certaines attitudes ; mais dans ma conscience il était tout à fait clair, évident, certain que seule la Force de Mère pouvait nous guider et nous mener sur le chemin du Vrai, et que nous n’avions

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besoin d’aucune autre influence, d’aucune autre aide, d’aucune autre force, d’aucune autre connaissance – seulement d’Elle. Et ainsi i l m’apparaissait également évident que le fait de se tourner vers une autre pratique et de s’adresser à un autre , moindre degré de connaissance ne pouvait que semer la confusion et troubler la réceptivité dont nous avions absolument besoin. Cependant, en constatant que la position que j’avais exprimée renforçait une attitude dénonciatrice conduisant à l’ostracisme, je suis devenu conscient d’un terrible malentendu, et ce même malentendu continue de sévir sous d’autres formes Mère et Sri Aurobindo avaient fait tout le travail, déblayé et frayé la voie d’un éveil à une Conscience de Vérité souveraine qui prendrait les rênes de l’évolution terrestre ; notre part était d’apprendre à marcher sur ce chemin nouveau, à tou t y offrir, à tout y trouver ; comment se pouvait- il que ce trésor d’indications concrètes et vérifiables qu’Ils nous avaient laissé, la Présence concrète et vérifiable de la Conscience-Force veillant sur chacun de nous, comment se pouvait-il que ce soit jugé insuffisant ? En même temps je réalisais que tant que l’ego subsiste, la vilénie de l’exclusivisme demeure active. Comment décrire ou définir ce malentendu ?

Ce qui ne peut tolérer la différence, ne peut être vrai.

Ce qui ne peut tolérer la pureté, ne peut être vrai.

Toute expression authentique de la vérité de l ’être a sa place dans la conscience de Mère.

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Ces trois énoncés peuvent apparaître incompatibles à notre intelligence mentale, qui requiert une logique organisatrice ainsi qu’un certain degré de moralité ; pourtant, les actions de Mère envers les uns et les autres en ont clairement illustré la coexistence. C’est seulement notre attachement à nos limitations – à la séparation résultant de l’ego – qui nous empêche d’intégrer leur apparente contradiction. La période que j’évoque av ec cet incident symbolique était en fait une période très favorable au progrès de la conscience collective : nous n’avions alors aucune existence légale, nous étions des « hors-la-loi » et n’avions d’autre recours que de nous en remettre à la Grâce ; nous devions ainsi apprendre à définir, pour nous-mêmes, dans notre diversité déjà évidente, un code de conduite qui serait notre référence impersonnelle assez fidèle et ouverte pour ne trahir ni par manque de responsabilité, ni par excès de rigueur. A ce propos, l’on pourrait s’interroger de nos jours : comment, d’un simple code de con duite en sommes-nous venus à cette prolifération insensée de règlements ? Mais ce ne fut pas de plein gré ; cette broussaille épineuse et souvent décourageante a deux sources : l’une est notre perte de confiance les uns dans les autres et la seconde a pour origine l’imposition par le Gouvernement de l’Inde de conditions très restrictives envers tout « étranger ». Et très probablement nous n’avons pas assez recherché leurs résolutions respectives.

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Maintenant, je vais aborder le sujet du Matrimandir, comme représentatif ou exemplaire des questions qui se posent à nous sur notre chemin collectif de progrès de conscience et de transformation, qui exige notre libération des déterminismes inférieurs et des exclusivismes dictés par l’agence de l’ego. Je v ais ainsi suggérer que la voix de la majorité n’est pas forcément ni toujours celle de la plus haute et plus vaste vérité ; que, du point de vue de la Vérité une, vivante et entière, toutes les approches se valent et aucune n’est suffisante et qu’ainsi les correctifs de l’opposition demeurent indispensables si l’on ne veut pas tous à la fois tomber sous le joug d’ une pensée unique mortifère ; qu’il est de notre devoir, à chacun et à tous, de cultiver inlassablement un discernement de plus en plus réceptif et offert et une exigence toujours plus consciente du bon usage de notre bonne volonté. De plus, je suggère également que tout choix matériel implique une certaine vision ou compréhension de la réalité, du but à servir et des conditions à respecter pour y parvenir ; aucun choix matériel n’est anodin, puisque, contrairement à ce que nous sommes conditionnés à penser, la matière n’est nullement séparée. Par exemple, le choix d’un objet parmi d‘autres dira beaucoup de l’atti tude de la personne qui le choisit envers les autres et le monde.

Voici donc une autre scène et un autre arrangement de forces dans l’atmosphère d’Auroville, une dizaine d’années plus tard : nous – enfin pas tout le monde, ce n’était plus possible

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physiquement à cause du nombre, mais une coupe assez représentative des opinions ou points de vue existants – sommes réunis dans une salle d’un nouveau bâtiment dans la « zone » industrielle, choisie pour son acoustique et ses dimensions. Le sujet est « brûlant » : il s’agit du choix final du revêtement de la coque du Matrimandir. Pour la situer, voici un court aperçu historique : d’abord il faut se souvenir que Roger A., « l’architecte en chef d’Auroville » s’était éloigné d’Aurovil le – pendant près de dix ans - depuis l’éclatement du conflit avec la SAS et que l’entière construction de la structure du Matrimandir avait reposé sur la diligence, la précision et les capacités de gestion et de direction de Piero C. ; mais lorsque toute la structure de béton fut réalisée, la question de l’érection de la coque, de son revêtement et de son apparence finale s’était levée devant nous tous. Les vents des polémiques – qui avaient déjà soufflé plusieurs fois, comme lors de la construction de la Chambre dodécagonale : quelles devaient être les mesures exactes, devaient-elles être prises entre les murs, de leur surface extérieure ou du milieu de leur épaisseur, ou de quelle matière devait être le globe translucide au centre de l’espace, ou bien encore ces douze colonnes étaient- elles vraiment nécessaires… - avaient repris une grande vigueur. En fait, le sujet s’était déjà naturellement présenté plusieurs années auparavant : comment réaliser l’armature de la coque entre les quatre arcs verticaux ; les partisans et fidèles de Roger, qui avaient travaillé avec lui aux premiers temps, prônaient vivement le choix d’une structure métallique, relativement légère et maniable, sur laquelle les éléments de « décoration » seraient C’est une bataille qui dure.

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arrimés ; cette option correspondait à l’approche de Roger qui considérait comme nécessaire une certaine plasticité offrant la possibilité de changements ultérieurs ; l’autre point de vue reposait sur des instructions écrites de Mère quant aux qualités requises pour la construction de Son temple – solidité, durée, stabilité, harmonie - ; dans cette perspective, l’étude qu’avaient déjà faite les ingénieurs responsables de tous les calculs pour la structure en béton armé, d’ une armature géodésique de poutres de béton, nous semblait préférable, bien qu’elle demanderait plus de temps et de travail pour sa réalisation ; l’équipe des travailleurs du Matrimandir, dont je faisais alors partie, avait tranché, de même q u’elle l’avait fait pour la manufacture et la pose des douze colonnes dans la Chambre intérieure (tout simplement parce que Mère les avait vues), et nous avions dû nous atteler à une entreprise assez colossale – la fabrication et la pose de centaines de poutres en rangées de triangles. Puis une nouvelle fois et avec plus d’intensité, le débat s’était présenté devant l’entière communauté : durant toutes ces années, nous avions tous vécu jour et nuit physiquement conscients de la présence majestueuse de cet « être » de béton au centre de l’espace d’Auroville, qui croissait et graduellement définissait son volume et sa grâce ; Matrimandir était pour nous tous un être à part entière, un ami central à tous nos cheminements ; à chaque étape de son érection, depuis son apparence de vaisseau immobile s’ouvrant vers le ciel, jusqu’à celle de ses membres tendus pour se rejoindre, et à sa présente form e de sphère ouverte aux éléments, c’était comme un destin central qui s’accomplissait, mais aussi le symbole de notre demeure intérieure. Nous savions tous, et attendions ce moment, que cette sphère encore ajourée, communiquant encore avec la lumière e t l’ air et les arbres croissant autour d’elle, se refermerait comme une coquille protectrice pour abriter le lieu de

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concentration silencieuse intemporelle dédié et réservé à la Conscience-Force de Vérité, mais cette communication émotionnelle et physique avec la vie d’Auroville, avec le monde, ne pouvait-on la préserver ? Ainsi certains avaient- ils rêvé d’une autre solution : poser de grands triangles de verre sur l’armature de béton, qui arrêteraient la pluie et la poussière mais laisseraient passer la lumiè re et les impressions de l’environnement naturel. D’autres, constatant la remarquable et puissante harmonie de cette sphère géodésique aux multiples facettes, souhaitaient la revêtir d’un matériau à la fois noble, simple et durable, et songeaient à des plaques de marbre blanc qui chacune reflèteraient différemment la lumière ambiante. D’autres encore tentaient de concevoir une solution plus générique : rétablir les contours d’une sphère unie en créant des bandes horizontales de béton léger sertis de milliers de petits carreaux de céramique aux teintes d’oxydes naturels, allant de l’ocre clair eu bleu et au vert, afin de répondre à chaque instant aux variations de la lumière et d’offrir de l’extérieur un mystère de beauté permanent. Et, bien sûr, le modèle des disques d’or demeurait proéminent dans la plupart des consciences, puisque telle était la version officielle depuis les premiers temps. Certains problèmes pratiques devaient toutefois être résolus, à commencer par celui de la visibilité intérieure qui règnerait dans la sphère, c’est -à-dire dan s l’espace entre les parois exte rnes de la Chambre, sise dans sa partie supérieure, et son revêtement extérieur. De plus, il s’était avéré que le modèle initial des disques d’or présenté des années plus tôt par Ro ger et son équipe ne pouvait pas s’adapter à cette nouvelle géométrie de facettes

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triangulaires et qu’il faudrait une étude nouvelle, une nouvelle composition sur le thème de disques d’or concaves et convexes animant toute la sphère.

L’agitation prit une telle ampleur qu’il sembla nécessaire de « choisir » un modèle et de s’y tenir.

Mais comment le choisir tous ensemble ? Etait-ce même possible ?

Le temps pressait, il fallait se décider et aller de l’avant.

Deux modèles furent exposés à l’entière communaut é : trop vite, usant de trop de surenchère ou de raccourcis, puisant sans vergogne dans les symboles les plus entraînants, un modèle en marbre blanc et un modèle aux disques d’or, re -calibrés et re disposés pour s’adapter à la structure présente. La lune et le soleil ; la lumière spirituelle et la lumière supramentale ; le passé et l’avenir… L’obstination du mental binaire nous tenait encore ligotés. D’un point de vue intérieur, aucun des modèles présentés n’élicitait une adhésion de tout l’être ; l’un, par son élégance discrète, restait disponible, garantissait une évolution diverse et nuancée, mais il lui manquait une force conquérante ; l’autre, par sa splendeur enflammée, son discours séduisant, invitait une sorte d’enthousiasme dominateur, et manquait d e la calme probité naturelle à l’âme.

Arguments grossiers, harangues et pressions, ce fut une mobilisation bruyante et peu digne.

Et la méthode du vote à main levée fut brutalement introduite.

Le « soleil » évidemment l’emporta.

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L’équipe des travailleurs d u Matrimandir reçut ainsi son « mandat ».

Une première solution pour l’exécution de ce modèle élu s’imposa : la fabrication sur le chantier de panneaux triangulaires de ferrociment, chacun percé d’une ouverture de la taille d’un hublot en son milieu, qui seraient arrimés un par un à la structure géodésique. Un autre labeur colossal, durant lequel il devint urgent d’expérimenter et de définir la méthode et les matériaux non seulement pour la manufacture des centaines de disques, mais pour réaliser le revêtement translucide interne qui unifierait la luminosité au-dedans de la sphère et lui donnerait la teinte de rose orangé de l’hibiscus d’Auroville (« la beauté de l’amour supramental ») choisi par Mère. Il fallait aussi s’assurer d’une imperméabilisat ion durable de toute la sphère. Cette question des matériaux prenait également une autre valeur : alors que l’alarme se généralisait partout dans le monde au sujet des pollutions émises ou causées par l’usage excessif de matières artificielles, le souci de n’utiliser que des matériaux durables et sains ne pouvait être nié. Ce fut donc à ce moment que le sujet revint en force dans la conscience collective : et nous voici donc dans cette salle de réunion, vibrante de désaccords , d’affirmations et de récriminations. Car certains de nos essais – comme la manufacture expérimentale de panneaux de plastique de couleur translucide qui avait dû être abandonnée, de même que celle de disques de polyester – n’avaient guère rassuré.

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Quelques-uns de notre équipe du Matrimandir étions assis à un bout de la salle et à l’autre bout se trouvait Paolo parmi beaucoup d’autres ; il y avait depuis longtemps entre Paolo et moi une amitié qui communiquait sans effort et il connaissait mes sentiments et aspirations ; là, il ne comprenait pas ; alors tout à coup il s’est adressé directement à moi d’un bout à l’autre de l’espace, comment pouvais -je défendre ce modèle ? Il n’était pas Aurovilien ; il allait et venait entre l’Ashram et l’Italie depuis des années, il avait reçu de Mère, en présence de Satprem, Ses premières descriptions de la Chambre intérieure, il avait participé à l’aménagement de Ses nouveaux appartements au deuxième étage du bâtiment principal de l’Ashram, avec leur balcon d’où Elle donnait Ses darshans, il était arti ste, architecte et créateur d’environnements, très épris d’harmonie ; son modèle de marbre avait té rejeté, mais il continuait de travailler avec Piero sur tous les détails de la Chambre intérieure ; il espérait encore qu’une autre solution serait recherc hée, plus intègre. Comment pouvais-je, là, lui expliquer que nous étions liés par le choix de la communauté et ne pouvions que nous efforcer de le réaliser avec la plus grande perfection et le plus grand soin possibles ? Mon seul espoir, dans ma conscience et mon engagement, d’un équilibre harmonieux qui rétablirait les proportions entre le spectacle et l’expérience véritable, résidait dans la création accomplie des jardins et du parc, ce parc dont Mère avait rêvé dès Son enfance, le plus bel endroit du monde, au sein duquel cette sphère d’or pourrait se révéler silencieusement. Car il ne s’agissait pas seulement de l’objet en soi – le bâtiment, l’édifice, le monument, le sanctuaire, appelons -le comme on veut -, mais de toute une conduite collective, de toute une approche mentale et émotive, de toute une compréhension de son rôle et

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sa fonction, de toute une communication future avec le monde, de tout un mode de développement et de manifestation. J’ai alors réalisé à quel point l’on peut être déchir é entre ce que choisit la collectivité et ce que l’on éprouve profondément comme nécessaire et juste et ouvert à la Vérité qui doit s’incarner sur la Terre. Comment réconcilier les deux expériences, les deux engagements, les deux aspirations – puisque l’a spiration à la cohésion de la communauté et la bonne volonté pour y contribuer sont nécessairement part de notre service d’Auroville -, comment trouver leur harmonie ? Il ne semble pas exister de réponse facile à cette question, comme on peut le vérifier à nouveau de nos jours, au sujet de la gouvernance d’Auroville. Il y a des instants où le chemin d’Auroville devient tangible et vibrant et comme invincible – peut-être lorsque nous oublions nos oppositions, nos différences, nos exclusivismes ? Intellectuellement, il est relativement facile de concevoir l’effort qui est demandé à l’individu et à la collectivité : le premier doit offrir ses limitations et préférences égoïstes et apprendre à percevoir chacun des autres points de vue en présence, tandis que la seconde doit s’assurer qu’aucun des points de vue en présence n’ est ignoré ou rejeté, de telle manière à ce que tous les participants sans exception puissent adhérer de tout cœur à l’orientation choisie. Il n’est pas question d’un e soumission aveugle et passive ou d’une démission, ni d’une juxtaposition superficielle, mais d’une réelle intégration, par laquelle tous deux,

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l’individu et la collectivité, grandissent en conscience et en capacité de manifestation.

Tel est notre apprentissage, et la Force d’Auroville, sa vraie force de contagion créative, attend encore que nous l’ayons accompli : alors Auroville pourra rayonner.

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D’autres années passèrent, ceci n’est qu’une plongée sélective pour illustrer une quête – une quête d’intégralité et d’intégrité à la fois, que je tente ici de partager ; le chemin d’Auroville est pour le moins complexe, probablement imprévisible, tantôt menacé, tantôt obstrué, tantôt illuminé, et chacun de nous ne peut qu’y offrir sa propre flamme d’aspiration, son prop re besoin de vérité, sa propre ouverture à la divinité. Après bien des essais différents - et bien des échecs - dans les ateliers du site, nous parvînmes enfin à établir pour chaque élément du modèle, les méthodes et les matériaux optimaux : pour les panneaux intérieurs translucides de la coque, pour les hublots et pour les disques ; l’imperméabilisation de toute la surface extérieure de la sphère ne semblait possible qu’en utilisant une sorte de revêtement synthétique agissant comme une peau ajoutée. La construction des douze structures nommées « pétales » autour de la sphère, chacun de ces pétales abritant une chambre ovoïde de méditation baignée d’une des douze couleurs du symbole de Mère et nommée d’après l’un de Ses pouvoirs en action dans l’univers, approchait de son terme.

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Il était temps de se mettre tous d’ acc ord sur l’étendue, le caractère et la disposition des jardins intérieurs, autour de la sphère et de ses douze pétales, et des jardins extérieurs autour de l’aire ovale.

Qui peut comprendre l’intensité, l’étendue et la vigueur des forces impliquées, alors qu’il ne s’agit ici que d’une simple configuration n’occupant qu’un champ minuscule, qui peut comprendre qui n’a pas été exposé au travail d’Auroville ?

Depuis le commencement et durant les quinze premières années, le plan de l’aire entière, l’aire de la Paix, ainsi nommée par Mère, était articulé en deux parts distinctes et complémentaires : le Matrimandir, le Banyan et l’Amphithéâtre avec les douze pétales et les treize jardins intérieurs, plus raffinés, détaillés et distincts, habitant un espace ovale (correspondant aux dimensions dix fois multipliées de la sphère aplatie aux pôles) ; puis un cours d’ eau tout autour - un canal de largeur variable, d’une profondeur maximale de 3.50m - et le parc de l’Unité, ou les jardins extérieurs, habité par de grands arbres d’espèces différentes et modelé en contours ; toute l’aire serait bordée par une voie circulaire et l’accès principal serait probablement situé à l’Ouest. Durant cette période, nous a vions ainsi travaillé, sous l’égide de Narad à qui Mère avait confié cette responsabilité, à la formation de ce doux vallonnement et à la plantation d’arbres venus du monde entier, que Narad disposait par couleurs et canopées. Auroville n’avait pu encore acquérir tous les terrains adjacents et par conséquent nous ne pûmes créer cette base que sur les deux tiers environ de sa future surface.

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Lorsque, plus tard, Roger revint à Auroville, il confirma d’abord cette configuration en exécutant avec sa nouvelle équipe un plan plus détaillé, respectant tous les éléments et leurs relations. Mais son sens esthétique demandait une approche visuelle de l’objet architectural central, qui devait être vu de toutes les directions et sans obstruction ; son impact sur la ville devait être direct et dominant. Une solution se présenta à lui, inattendue : un ingénieur, ami d’Auroville, apporta une étude et un plan d’un système de collection et de distribution d’eau dans Auroville dont l’élément majeur serait un grand lac occu pant tout l’espace de l’aire des jardins extérieurs ; comme cette étude semblait bien conçue et réfléchie et s’adressait à une situation réelle pour l’ensemble de la ville à venir, Roger y vit une aubaine à exploiter. Parallèlement, Roger avait été nommé membre du Conseil Gouvernemental en tant qu’Architecte -en-chef (un conflit d’intérêt s’il en fut), tandis que Kireet Joshi, qui avait été le principal contributeur à la création et formulation de l’Acte de Parlement qui donna naissance à la « Fondation d’Auroville », venait d’être nommé son président ; Kireet était un fervent admirateur de Roger et déclara même, lorsque ce nouveau conflit devint plus critique, avoir reçu l’ordre intérieur de le suivre – de le servir. L’e njeu était profond et déterminant : l’élan initial, maintenu et mûri au cours des années, pour participer à une création collaborative – la Nature, l’homme et le divin se joignant dans un même œuvre pour accueillir , recevoir et servir la Force d’harmonie et de vérité de l’avenir – serait-il compromis et contraint de se soumettre à une démonstration tapageuse des

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talents et des capacités de l’homme privilégié, une déclaration impérieuse de son perfectionnisme et un glorieux affichage de ses croyances, dans ce grand monde malade et déchiré ?

Fallait-il se résoudre à une création purement esthétique, à une perfection minutieusement flamboyante réduisant la Nature à une offrande décorative contrôlée et l’homme à un robot discipliné doté d’un mode d’existence su périeur ?

La vérité ne s’annonce pas en roulements de tambours.

Notre expérience collective est ainsi en porte-à-faux ; avons-nous donc déjà réalisé notre but ? Est- ce là l’exemple que nous souhaitons donner, de l’indispensable humilité devant l’Un ? Pourtant Roger, laissé à lui-même et à sa propre conscience, ne se serait pas laissé ainsi piéger – même par ses propres enthousiasmes créatifs ; il était généreux, un rassembleur toujours en mouvement, à l’écoute des formes nouvelles, appréciant la beauté d’où qu’elle vienne. Un jour donc, une réunion décisive eut lieu : cette fois, la salle est en fait l’ ancien réfectoire des travailleurs du Matrimandir, mais cela suffit car nous ne sommes que deux groupes en présence : la grande table est entourée des membres du Conseil Gouvernemental tandis que les membres de notre équipe d’administration et de coordination des travaux restent debout ou se sont attribué quelque siège disponible. Kireet a la parole et commande l’attention de tous ; l’introduction est longue, mais l’acte est brutal : il tend le bras et pointe le doigt vers moi – « cet homme est l’obstacle » - ; je suis Le groupisme est une plaie virulente.

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condamné, fusillé, là, et ils ont tous tiré, tous ces augustes personnages respectés et estimés à juste titre dans leurs domaines respectifs, y compris le doux Maharajah de Puri qui tente plus tard de me consoler en me rappelant que, comme le dit la Bhagavad Gita, il est parfois nécessaire de sacrifier une vérité à une vérité plus grande. Et bientôt, nous reçûmes les ordres signés par le Secrétaire de la Fondation : nous étions remerciés et officiellement remplacés par de meilleurs Auroviliens désignés par les « autorités ». Une grande partie de la communauté avait pu être persuadée d’accepter ce recours au moyen d’une campagne de diffamation soutenue et de formules faciles, et ainsi les règles du jeu avaient été flouées sans objection majeure. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’est que la continuation logique de ce tte première entorse à la loi tacite d’Auroville : la solidarité et le travail de chacun et de tous pour traiter et intégrer toutes les approches, sans jamais s’en remettre à un pouvoir extérieur à l‘expérience.

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Ne sommes-nous pas Ses enfants, et ne nous a-t-Elle pas donné toutes les indications pour trouver et découvrir le chemin ? Mais de notre côté, nous devons garder et nourrir la foi, la confiance et l’élan vers la Vérité juste et vaste et toujours en progrès.

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La possibilité d’un nouveau commencement, d’une reprise d’engagement, nous sera -t-elle donnée ?

Faudra-t- il attendre que s’usent les ambitions et les arguments pour retrouver le moment béni ?

La « langue de bois » et l’hypocrisie règnent dans les sphères publiques de ce monde et les nouvelles technologies de communication ne font pour le présent qu’en multiplier les effets délétères, alors que ces mêmes technologies, mises au service de consciences éclairées et réceptives à la Vérité, pourraient hâter la venue d’une nouvelle création et la guérison de ce monde meurtri.

Puissions- nous trouver et développer la rigueur et l’exigence nécessaires, la discipline de nous- mêmes requise par l’esprit du temps, et veiller sur la flamme, à Son service… !

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Divakar – Auroville – le 4 Juillet 2022.

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