journal d'une transition
1221
*29-3-2000, Auroville : Dans la mesure où l’on ne peut pas encore renoncer à établir individuellement une harmonie ou une eurythmie quotidienne, ce processus auquel nous sommes soumis peut bien être décourageant. Mais c’est qu’il nous faut, à chacun et ensemble, trouver le secret d’un équilibre direct, dans l’instant de la conscience, qui génère sa propre harmonie, sans calculs ni prévisions, sans anticiper ni investir le moment à venir… Du point de vue de l’énergie, ce peut être passionnant ; mais un autre problème se pose, profondément pratique. Nous abordons là la vraie pratique, le chemin tout à fait concret : car pour pouvoir soutenir à chaque instant de chaque heure de chaque jour et chaque nuit le flot ininterrompu de cette manifestation, il faut être absolument et irréversiblement et intégralement uni à la Conscience Force. Il faut que plus rien en nous, plus aucune part de notre être, plus aucun mouvement, plus aucune opération de la vie en nous et dans nos corps, n’éprouve le besoin d’un repos ou d’un répit séparé – d’un repos d’oubli et d’inconscience, d’une disparition momentanée dans un néant automatique, d’une immersion passive dans un milieu obscur, la détente de l’une de ces multiples pénombres où l’on participe aux soubassements semi conscients des mondes et des évènements sans avoir à les offrir, sans avoir à progresser, où l’on redevient élémental ou bien absorbé par quelque état plus informe, où l’on se laisse dériver dans des respirations obscurément impersonnelles, des pulsions plus vastes dont nous ignorons les termes où l’on flotte, abrité par la protection du corps, au gré des courants d’une vie subliminale, le lit fluide et omniscient de la Nature… … Bhaskar ne semble pas réellement disposé à quitter la maison, à se retirer de cette vie auprès de moi ; il attendait finalement que je lui en donne l’ordre ! Mais je ne puis que souligner pour lui les termes de ses choix, en l’assurant de mon soutien dans un cas comme dans l’autre. … Ce n’est qu’en me trouvant transporté dans un contexte humain ordinaire – ordinaire par rapport à celui, justement, de ce laboratoire – qu’il m’a été donné de pouvoir vérifier l’application de ce que j’ai appris ici, sans pouvoir jusque là le mesurer ni même m’en rendre bien compte, tant ce qui prédomine dans notre expérience de chaque moment et chaque situation est le sens de notre faillibilité, inaptitude, grossièreté, opacité. Et j’ai constaté que ce que j’ai appris au cours de ces années ne constitue ni un savoir ni la maîtrise d’une technique de vie, ni même une réalisation quelconque, mais quelque chose d’à la fois plus diffus et plus dense, plus universel et précis, plus actif et silencieux, quelque chose qui s’apparente à plus de présence au monde, à plus d’évidence, à un secret d’incarnation. *1-4-2000, Auroville : Un vent froid s’est levé de la baie du Bengale, après plusieurs heures de pluie. La plupart de nos travaux sont arrêtés pour la journée. Ici, c’est un repos et une douceur de pouvoir parfois contempler les cimes des arbres dans le ciel gris – et comme le vert est riche de nuances ! Sûrement il faut pouvoir accepter, paisiblement accepter, d’être zéro – neutre : inactif… Que la conscience ne dévoile en soi aucun dessein, n’y manifeste aucune volonté, n’y induise aucune orientation : comme une barque immobile dans le silence. Tout autour, les autres barques se meuvent au loin, leurs trajectoires définies ; mais là, c’est un îlot de gel, comme si on existait juste en deçà du plan commun – on existe en fait beaucoup plus dans la perception des autres…
Made with FlippingBook