Un Parcours
Un Parcours
1
Table des matières
Première partie :
- Cette enfance …………………………………………………….p. 4 - Deuxième étape …………………………………………………p. 11 - Vers l’adolescence……………………………………………..p. 16 - Orientation ………………………………………………………..p. 32 - L’appel………………………………………………………………..p. 42 - La nouvelle naissance et la contradiction ………….p. 54 - Le purgatoire de l’exil……………………………………… ..p. 91 - L’épreuve de la confiance……………………………………p. 123 - Apprentissage …………………………………………………… .p. 144 - Assumer, discerner, se donner ………………………… .p. 239 - Engagement ……………………………………………………….p. 272
Deuxième partie :
- Persévérer …………………………………………………………….p. 447 - Une autre perspective …………………………………………..p. 472 - Quelles fins, quels moyens ?.............................p. 519
Troisième partie :
- Quel service, quel chemin ?...............................p. 602 - Dans la conscience physique ……………………………….. p. 712 - En quête de la vérité physique ……………………………… p. 802 - Mai et Juin 2023………………………………………………………p. 878
Bref Epilogue ………………………………………………… …….p. 898
2
I
Première partie
- Cette enfance…………………………………………………….p. 4 - Deuxième étape…………………………………………………p. 11 - Vers l’adolescence……………………………………………..p. 16 - Orientation ………………………………………………………..p. 32 - L’appel………………………………………………………………..p. 42 - La nouvelle naissance et la contradiction………….p. 54 - Le purgatoire de l’exil……………………………………… ..p. 91 - L’épreuve de la confiance……………………………………p. 123 - Apprentissage …………………………………………………….p. 145 - Assumer, discerner, se donner ………………………… .p. 239 - Engagement ……………………………………………………….p. 272
3
Cette enfance
C’est le 9 Avril 1950 que je suis né.
Francis (Jeanson), mon père, un jeune et brillant philosophe, avait 28 ans, tandis que Colette (née Johnson), ma mère, en avait déjà 37 et n’avait jamais eu d’enfant ; l’accouchement dura plus de douze heures, ce qui me permit d’arriver « à l’air libre » 20 minutes après minuit, le jour de Pâques. Colette avait eu si mal qu’elle en éprouva une sorte de révolte et le besoin d’étudier la question en profondeur et d’écrire un livre qui aiderait d’innombrables femmes à moins souffrir grâce à l’utilisation mesurée de la respiration (« L’accouchement sans douleur »). Je crois que c’est le médecin -accoucheur qui pour la récompenser lui offrit en mon nom une grande coque nacrée aux tons d’arc en ciel, qui m’a toujours accompagné. Colette avait été mariée une première fois à un beau jeune homme qui dut bientôt s’engager sur le front, durant la deuxième guerre mondiale, et dont l’absence fut si longue que, s’il y avait eu quelque ardeur dans leur rencontre, elle s’était dissipée et, à son retour à la vie civile, il sembla plus réaliste de divorcer. Par sa propre énergie de progrès, elle put ainsi aller à son rythme à la découverte du monde et, de petite employée de banque, et en passant par une immersion dans le milieu des artistes peintres, elle devint secrétaire d’une maison d’édition – où elle fit la connaissance de Francis, jeune auteur intellectuel prometteur.
Ils trouvèrent bientôt un logement Boulevard des Batignolles, mon lieu de naissance officiel.
Puis ils choisirent de déménager, non loin de là, à Pigalle et s’installèrent à un sixième étage d’un immeuble plutôt cossu de la
4
rue Henri Monnier, qui montait en pente raide vers la place Pigalle.
Nous sommes restés là plusieurs années ; en fait, Francis était plus souvent absent que présent, soit qu’il devait séjourner dans un sanatorium – il avait hérité de ses frasques en Espagne, enfermé dans un camp franquiste d’interneme nt où il avait eu ses vingt ans, une tuberculose pulmonaire assortie d’un dommage intestinal chronique et m’avait même légué une « primo infection », ce qui d’après les dires de nos amis docteurs, équivalait à une immunisation à vie - , soit qu’il s’aventur ait sur le terrain Algérien, lui et Colette s’étant pris d’affection pour ceux qui tentaient d’organiser une lutte active contre la colonisation de l’Algérie par la France, ou plutôt, pour la reconquête de son indépendance. Ils étaient déjà allés ensemble y faire une première exploration et de cette expérience initiale avaient coécrit un premier livre « Notre Guerre ». Mais ce « nous » incluait déjà deux autres personnes, au quotidien, ainsi que bien d’autres qui aimaient à y faire halte ; il y avait « Mamy » Marie Dagorne, une « vieille fille » bretonne qui s’était épris e de moi lorsque nous étions sur une plage de Saint Briac et je pouvais encore à peine tenir debout et Colette cherchait une femme qui pourrait la seconder, puisqu’elle devait aussi travailler et ne pouvait s’occuper de moi à plein temps ; et donc, cette ad orable célibataire, d’une cinquantaine d’années déjà, avait pris la décision de venir vivre avec nous à Paris – elle possédait la moitié d’une maison bretonne dont elle avait hérité et souhaita bientôt que nous l’adoptions avec elle. Et il y avait le père de Colette, qui était donc mon grand-père ; la mère de Colette était décédée des années auparavant, c’étaient de « petites gens », mais elle avait une envergure et une
5
distinction intérieure et certains traits d’indépendance singuliers, tout en se conduisant « comme il fallait », couturière à la maison, et traitant sa fille comme une amie ; il y avait même une tante un peu amazone qui, dans Saint-Malo reconstruite, avait ouvert sa propre librairie et portait un pistolet pour écarter ceux qui n’appréciaient ni ses mœurs ni ses opinions ; le père de Colette, lui, ayant subi une blessure à la jambe durant la Première Guerre mondiale, avait dû se contenter d’emplois modestes et travailla jusqu’à sa retraite aux Galeries Lafayette ; il y avait aussi ma tortue (qui un jour bien triste se mit à saigner dans le couloir au parquet bien ciré) ; et alors il y avait les amis, de toutes sortes, et je crois que j’ai dû apprendre à lire et écrire grâce à leurs divers efforts.
(Jeanne, la mère de Colette)
6
(Arrivée à Pigalle)
(Francis, jeune intellectuel engagé)
7
Il reste dans ma conscience physique le sens d’une période riche et harmonieuse et bien habitéé : l’atmosphère du quartier avec sa population mélangée, sans prétentions, acceptant avec bienveillance les besoins et conduites de chacun ; les sourires, qui étaient sans doute inspirés par la beauté discrète de Colette et sa simplicité retenue… ; il y avait dans les yeux de cet enfant, sur la phoographie de moi marchant à peine, la joie d’être : joie dêtre qui au long des années s’est séquestrée. J’étais vraiment bien en touré, tous étaient des êtres intègres, sans religions ni volontés de convaincre, respectueux de la liberté de chacun ; il y avait toute une mouvance – soi-disant intellectuelle de gauche, avec Jean-Paul Sartre, Jean Genet (qui venait souvent s’asseoir dans notre logis et m’engager dans des conversations qui ne soient pas « bêtifiantes », comme il disait), les amis Algériens comme Salah, qui adorait Colette ou la révérait, des amies proches de Colette, femmes indépendantes et vives (je m’avançais toujours sur le palier pour regarder l’une d’elles descendre les marches avec sa grande jupe plissée virevoltante, c’était un spectacle plein de contenu), quelques artistes aussi…
8
Colette
C’est avec Mamy que je sortais chaque jour et nous allions souvent gravir les marches de Montmartre jusqu’au Sacré Cœur ; d’ailleurs, Francis et Colette, bien qu’ils n’aient aucune inclinaison vers aucune religion, s’étaient dits que ce serait égoïste et i mprévoyant de me priver d’un baptême dont je pourrais plus tard me rassurer si je choisissais une foi chrétienne, ayant pour
9
ami fidèle un prêtre officiant (à cette époque il y avait ce qu ’ on appelait des prêtres-ouvriers) , lui demandèrent de faire l’affai re, au Sacré- Cœur même, et j’ai gardé le souvenir très clair de la sensation de l’eau bénite sur mon front et ma fontanelle … En même temps, ce quartier de Pigalle était évidemment chargé d’une sexualité ambiante, nous y cotoyions chaque jour les prostitués des deux sexes, les proxénètes, les gens de spectacle, se mélant sans tensions ni heurts avec les gens les plus ordinaires, chacun vaquant à ses nécessités journalières, et il n’y avait que très rarement des éclats de colère ou des gestes de violence vite apaisés. C’est peut -être en partie dû à cette densité atmosphérique de la sexualité que j’y ai fait ma première expérience : l’un des amis Algériens allait s’asseoir sur une chaise dans la pièce du fond et je me rendais jusqu’à lui, debout devant lui assis et il me laissait ouvrir sa braguette et découvrir et toucher son membre soyeux au repos : il ne profitait pas de moi, c’était une entente tacite et compréhensive et muettement affectueuse et je m’en souviens comme d’un présent d’amitié. Le climat général était alors traversé par une préoccupation croissante au sujet de l’Algérie co lonisée et nombre de ces intellectuels prenaient position, faisant écho à la prise de conscience que Colette et Francis avaient déjà formellement et ouvertement exprimée. Il allait falloir se mobiliser plus sérieusement.
***
10
Deuxième étape
Je crois qu’un ensemble de raisons présida au choix d’une nouvelle résidence : d’abord nous étions un peu à l’étroit et, bien qu’il ne s’agisse pas encore de clandestinité, il était préférable de recevoir les uns et les autres plus à l’abri des curieux ; puis je grandissais et il devenait indispensable de m’envoyer à l’école ; il y avait aussi des considérations économiques – nous n’étions vraiment pas riches et Colette devait travailler pour assurer le minimum (elle travailla même, quand le communisme disposait d’une certaine aura, comme secrétaire à France -URSS et fit partie d’une délégation qui visita les kolkhozes). Et voilà, notre cadre de vie changea tout à fait d’un jour à l’a utre : nous emmenageâmes dans un pavillon un peu délabré, au milieu d’un parc presque abandonné, juste en retrait du fameur Rond-Point du Petit Clamart (où il y eut une tentative d’assassinat du Général de Gaulle quelques années plus tard) ; nous occupions une partie du rez-de-chaussée et une chambre supplémentaire à l’étage pour Mamy ; il y avait une verrière attenante couverte de glycine et une végétation presque sauvage tout autour ; il y avait une allée principale depuis l’entrée du parc avec son pavillon dédié à la « conciergerie », qu’occupait une famille « mixte », le père « Indochinois », comme on disait alors, et la mère Française, et leurs deux filles, l’une aux cheveux de jais, Laurence, plus âgée que moi, qui devint mon amie, et sa sœur cadette, toute rousse, qui s’appelait Sylvie je crois ; Laurence et son père avaient des traits harmonieux et paisibles et des regards profonds ; le père, à la maison, portait souvent une sorte de kimono, je me sentais mieux avec eux.
11
Non loin de ce parc se dressa it une tour résidentielle, l’un de ces bâtiments typiques de ces années, construits pour loger les plus pauvres et les nouveaux « immigrés » et y habitait Jean-Guy, qui devint avec Laurence mon ami le plus proche, également plus âgé que moi, d’origine Nord -Africaine, fier et un peu rebelle, et nous nous retrouvions dans les bois mitoyens, y construisions des cabanes secrètes. Je fus donc inscrit à l’école la plus proche, qui se trouvait à près de deux kilomètres sur le grand route ; je m’y rendais seul et à pied et en hiver, mamy et le grand-père poussaient le poêle jusque dans l’embrasure de la porte de ma chambrette afin que je m’habille sans grelotter. J’étais plutôt bon et sage élève, c’est curieux, mais je garde très peu de souvenirs, à part celui de la maîtresse (ou de l’une des maîtresses, mais elle seule reste claire) qui avait une voiture décapotable et portait un manteau court en peau de tigre ou de léopard et un jour nous avions découvert, indignés, qu’un homme s’intéressait à elle et même s’asseya it avec elle dans sa voiture, ce qui constituait une intrusion inacceptable, et puis elle a dû partir et aucun autre souvenir de cette école ne demeure. Mais dans ce parc il y avait beaucoup d’émotions diverses ; surtout celles de cueillir et rassembler des bouquets de fleurs que j’apportais à Colette, assise sur le rebord de la grande fenêtre de sa chambre ; il y avait des pivoines, des roses sauvages, des églantines, des marguerites, c’était très important et c’était reçu avec la dignité du cœur. Colette avait pu acquérir une deux- chevaux Citroën d’occasion et c’est sur l’allée principale que, dés que j’ai pu, à l’aide de coussins sur le siège, voir par- dessus le volant, j’ai commencé à conduire. Nous allions en Bretagne, dans la maison de Mamy que Colette économisait comme une abeille industrieuse pour pouvoir
12
aménager, aussi souvent que possible – j’appris à user d’une bicyclette et touvai mon lieu de contemplation niché entre deux rochers en haut d’une falaise voisine dominant la mer changeante et toujours vaste et envoûtante. Francis était de plus en plus mobilisé par la mise en place d’un réseau de soutien au FLN, en France surtout mais aussi en Suisse et en Belgique et occasionnellement je commençai de rencontrer plus de ces adultes engagés et, surtout parmi les femmes, j’offrais une écoute à la fois attentive, silencieuse et innocente et l’on me confiait bien des soucis. Au sous- sol étaient entreposés toutes sortes d’objets et de vêtements probablement oubliés là par de précédents locataires et il ar rivait qu’on y descende, surtout Laurence et moi, et qu’on y joue à se déguiser en adultes et je me souviens avoir même essayé des talons hauts ; Laurence était calme et belle et harmonieuse sans effort ni simagrée, Jean- Guy aussi, d’ailleurs, ils étaient tous deux mes élus. Je ne me souviens guère de jeux partagés, sauf celui de la marelle – nous traçions à la craie sur une aire cimentée devant le pavillon les cases superposées qui formaient une sorte de croix afin d’y faire arriver exactement des galets c hoisis pour cette fonction ; plus tard, j’ai aimé le volley -ball et aussi le ping-pong ; mais, tout seul, j’aimais surtout les « petites voitures » que je collectionnais, ainsi que les éléments de Lego avec lesquels je bâtissais inlassablement ; avec Colette, parfois, nous jouions au Monopoly (je crois qu’il s’agissait d’acquérir des propriétés, mais selon quelles règles, j’ai oublié), ou au Scrabble, qui me permettait d’apprendre de nouveaux mots ; plus tard il y eut quelques jeux de cartes, mais sans grand enthousiasme. Je ne sais quand exactement Francis a été condamné « par contumace » et s’est converti par nécessité à la clandestinité ; le
13
sens du secret est entré dans nos vies, avec une certaine allure et, pour rencontrer Francis il fallait m’emmener i ncognito le retrouver dans des caches différentes où se réunissaient des membres de l’équipe de plus en plus diverse, pour une tâche ou une autre – compter des billets de banque, par exemple, et les ranger dans des valises ; ou bien il faisait le pari de nous rencontrer en des lieux publics de haute gamme, comme le Bar du Pont-Royal ou des restaurants de luxe ; il y avait des êtres bien attrayants, de strates sociales différentes, des gens qui n’étaient pas timorés et avaient un sens de la solidarité ; parmi eux, j’aimais bien à me trouver en compagnie de Dominique Darbois, une photographe aventurière qui faisait de magnifiques livres-reportages sur des enfants de différentes parties du monde, et possédait une petite voiture de sport avec laquelle elle participait à des rallyes automobiles de longue durée ; elle fumait beaucoup, je crois. Et Colette avait des missions ponctuelles, pour faire passer des frontières à des Algériens recherchés, dans des voitures empruntées. Et un matin, j’ai vu Francis arriver, très pâle et très posé, pour m’annoncer qu’il y avait eu un accident ; il avait bravé les surveillances pour venir me le dire lui- même, alors qu’il était recherché par la police du territoire (DST) : Colette, revenant la nuit d’un passage de frontière, c’était encore l’hiver et il y avait du verglas sur la route et elle roulait trop vite dans une voiture puissante, avait dérapé, quitté la route et voilà, elle était à l’hôpital. C’était une clinique à Neuilly dans laquelle je l’ai découverte enserrée dans une coquille de plâtre, essayant de me sourire vaillamment : on m’expliqua petit à petit les dommages, une
14
fracture du crâne, une fracture de la colonne vertébrale, des côtes cassées, il faudrait du temps. Il y avait là un homme qui manifestement était proche d’elle et semblait la chérir et bien la connaître, et qui avait pris la responsabilité des soins et des nécessités, René Tzanck ; il était lui-même chercheur et médecin, sur les traces de son père Arnault Tzanck qui avait fondé le premier centre de transfusion sanguine ; il faisait de son mieux pour se familiariser avec moi, assez maladroitement. Plus tard, de longues semaines plus tard, Colette a pu rentrer chez nous mais devait demeurer allongée le plus possible, encore très afaiblie ; pourtant ces hommes de la DST ne lui laissaient guère de répit et s’obstinaient à venir l’interroger, ce qui nous révoltait, Mamy, grand-père et moi, mais que pouvions-nous y faire ; alors nous redoublions nos attentions.
La période de rééducation a été longue, mais Colette était déterminée à retrouver son harmonie et son équilibre.
***
15
Vers l‟adolescence
Alors la vie a changé à nouveau.
Colette et René ont trouvé un appartement à louer à Montparnasse, rue Campagne-Première, une rue prisée des artistes-peintres avec plusieurs de ses immeubles contenant de grands ateliers lumineux ; c’est dans l’un de ces ateliers à un sixième étage, que nous emménageâmes ; il y avait eu rénovation, et juste assez de place pour nous en comptant une « chambre de bonne » au septième étage. Je découvris l’usage quotidien d’un ascenseur, avec doubles portes et grilles coulissantes, ainsi que les bénéfices d’une vieille Peugeot décapotable que René avait achetée pour nous emmener en « vacances » et bien sûr, épater Colette. C ’était notre première relation intime avec la bourgeoisie – une condition bien particulière ; car René était issu de l’une de ces grandes familles de la bourgeoisie juive, foisonnante d’intelligence, de culture et de réflexion mais très attachée à ses privilèges ; son père Arnault, en plus d’être un chercheur scientifique rigoureux et accompli, avait écrit un petit livre sur la pensée créatrice qui reflétait une quête assez élevée ; c’était une génération de « grands hommes », comme Léon Blum, et un héritage difficile à porter ; mais René, à défaut de cette grandeur, avait hérité d’un nombre de meubles anciens (« des antiquités ») qui durent s’acco mmoder du goût de Colette, auquel il s’était rallié, pour les bois bruts et les objets simples (elle avait une grande empathie pour les églises romanes). Il y avait aussi une collection de livres magnifiques, avec des lithographies originales, et des reliures enluminées, ainsi que de grands recueils de photographies et dessins de différentes civilisations (et ainsi je retrouvais certaines atmosphères déjà connues, comme celle de
16
la Chine ancienne) et j’y avais fièrement ajouté le livre de dessins de Steinberg que Jean Genêt m’avait offert et dédicacé.
17
De la sorte nous nous habituâmes à un cadre plus « civilisé » ; Colette a toujours gardé le complexe de manquer de culture et d’éducation et voilà qu’elle vivait désormais parmi des signes et expressions de l’élite. J’avais pourtant aperçu un peu de bourge oisie du côté de l’autre grand -père, le père de Francis, Jacques- Henri, dont je demeure incapable de définir l’occupation (quelquechose en rapport avec une banque, il me semble) ; cet homme aimait son confort ; il était champion de golf et goûtait les cout umes et les usages d’une existence rondement menée ; lui et la mère de Francis, Renée, une minuscule bordelaise également un peu bourgeoise mais secrètement fantaisiste, avaient vite divorcé et il s’était remarié avec une femme beaucoup plus jeune, très éprise de son maintien corporel et d’un certain niveau de vie, et ils avaient eu deux enfants, Guy et Maxie, qui étaient donc presque mon oncle et ma tante, mais trop jeunes pour en avoir l’autorité ; Francis maintenait avec tous des relations amicales mais n’avait pas grand -chose à leur communiquer ; cependant ce grand-père, que je confonds toujours dans une mémoire intéreure avec un homme noir du même âge, Uncle Bill, connu sur une ïle, dans une autre vie, peut-être à cause de son goût pour les chemises à carreaux écossais, une sorte d’effluve atmosphérique , ce grand-père donc, tenait à remplir ses devoirs et m’invitait à déjeuner « entre hommes » de temps à autre et me remettait un peu d’argent de poche. La mère de Francis possédait deux maisons côte à côte sur la rive occidentale du bassin d’Arcachon, et c’est là que j’ai pu découvrir l’immensité de l’océan, une fois franchies la pinède et les dunes plantées d’oyats, les rouleaux des vagues jusqu’aux horizons, une extase de beauté. Donc il était temps de me faire entrer au lycée, en sixième ; René connaissait du beau monde et j’ai été accepté au Lycée
18
Montaigne, à deux pas de chez nous, presque mitoyen du grand Jardin du Luxembourg. C’est ainsi qu’ont commencé les rencontres, à l’aube de l’adolescence. Je n ’étais ni doué ni talentueux, ni même très intéressé par aucune des matières présentées, sauf l’écriture et la lecture ; j’ai commencé à écrire de courts poèmes – et lo rsque j’en montrais quelques-uns, on commentait sur leur « maturité ». Je n’avais aucun goût pour les sports, ni pour les jeux, sauf, parfois, comme je l’ai mentionné plus tôt, le volley-ball, qui me semblait plus équilibré, moins grossier ou compétitif et j’étais plutôt « sage », tranquille, souvent silencieux ; les quelques jeux ou occupations que j’avais favorisés dans l’enfance avaient été le plus souvent solitaires ou autonomes et ne m’avaient guère préparé à la camaraderie facile.. Mais il y avait toutes les rumeurs et les nouvelles au sujet de Francis ; j’étais, comme dans le milieu lit téraire de Saint-Germain des Prés, un « fils de », avec un peu plus d’épices et de guignol ; ainsi, quand les journaux rapportèrent en première page l’évasion de la bande de la « tigresse » de la prison de la Santé – Hélène, ou Claire de son nom de réseau, avait pu ourdir un plan d’évasion bien conçu, à la faveur d’une petite représentation théatrale qu’elle et ses compagnes avaient été autorisées à monter pour toutes les autres détenues ; lors des préparations et répétitions, elles avaient dérobé une quantité de bas nylon pour en confectionner une corde solide et réussi à se procurer des limes pour scier les barreaux, et s’étaient ainsi enfuies dans la nuit, je ne sais plus combien elles étaient ; or, Claire était alors la maîtresse officielle de Francis, et son tempérament lui valait une certaine admiration ; moi aussi je la trouvais très « héroïne », lorsque je la rencontrais dans l’un de ces appartements secrets.
19
Francis
Je n’étais nullement enclin à en rajouter, ni à me vanter de quoi que ce soit, ou profiter de quelque manière de cette renommée circonstancielle et, ainsi, on me laissait plus ou moins en paix. J’étais alors assez grand et responsable, pensait -on, pour voyager seul avec une fausse identité (les amis du réseau m’avaient pourvu d’une fausse Carte d’Identité au nom de Jean -François Meyer, dont j’avais dû apprendre par cœur les coordonnées) et il fut décidé que je me rendrais en Belgique retrouver Francis qui, entre temps, avait rencontré une autre femme, celle qui désormais partagerait sa vie, Christiane Lung (née Philip). Christiane était alors secrétaire d’un avocat renommé, Roland Dumas, qui s’était joint à la cause du réseau et elle avait promptement décidé de s’y investir entièrement. Christiane était de descente protestante, également d’une bourgeoisie assez conséquente ; son père André Philip avait lutté aux côtés du Général de Gaulle, puis était devenu préfet, entre autres postes au service de la République.
20
André Philip à gauche de Mendes-France
Leur milieu partageait un sens élevé et rigoureux de l’éthique et de la bienséance. Elle avait été mariée avec Louis Lung, protestant également, et eu de lui trois enfants : deux jumeaux séparés, sœur et frère, Chantal et Jean Yves, et un troisème ensuite, Yannick. Toute cette nouvelle famille s’était réfugiée dans un appartement cossu mais sombre sur une grande avenue de Bruxelles. Avais-je été suivi ? Je ne le croyais pas.
Christiane se tient juste en arrière, sur la gauche
J’ai tout de suite aimé Christiane – et ses enfants, mes nouveaux cadets ; une personne droite, intègre, libre et directe et attentive.
21
Jean-Yves et Chantal, les jumeaux ; je n’ai pas de photo de Yannick
Elle et Francis décidèrent de m’emmener déjeuner à Ostende, dans un lieu luxueux au bord de la mer, où il a fallu manger des huïtres – un exercice un peu rébarbatif bien que F rancis m’ait accoutumé à ses prédilections culinaires, comme son fameux « steak tartare » arrosé d’un peu de whisky ; puis le moment est venu d’une conversation sérieuse et Christiane m’a annoncé la proche naissance de mon nouveau petit frère et m ’a demandé de les aider à choisir son prénom, requête que j’ai prise au sérieux ; nous l’avons finalement nommé Olivier Marin et il naquit le 12 Mai 1962.
Ce fut là, je crois, ma dernière « mission » clandestine.
Car bientôt la France se retira de l’Algérie et l’Indépendance y fut déclarée et les « condamnés » furent amnistiés. Francis et sa famille vinrent vivre à Paris, Rue Raynouard, où je fis la connaissance de quelques-une de ses nouveaux amis, tel
22
Jean Luc Godart, qui tourna plus tard le film « La Chinoise » avec lui et Anne Wiazemsky.
Désormais les lieux de séjour se diversifiaient considérablement : il y avait toujours, évidemment, la Bretagne – la maison de pierres près de Saint-Briac - ; il y avait les maisons des Philip en Provence, où je pouvais mieux connaître mes petits frères et sœur – nous y fîmes ensemble une représentation du Petit Prince pour la famille assemblée ; celles de la mère de Francis à Claouey où j’apprenais à communiquer avec le tout dernier, Olivier , et à faire de la voile sur le Bassin; la maison de Paul Bloch-Laroque, le meilleur ami de René, de descente juive lui aussi, qui s’était épris à jamais de Colette, un médecin d’une famille un peu huppée, mais très libre et généreux, au cœur vivant, père de famille en quête de se ns, qui m’a toujours aidé sans question ni condition quand il l’a fallu, sa maison donc, près de Sainte -Maxime sur la côte méditerranéenne, où j’appris le ski nautique. Il y avait aussi les randonnées dans la voiture ouverte de René, qu’on me laissait conduire de plus en plus souvent, au cours desquelles René pouvait nous impressionner par la richesse et l’éclectisme de ses amitiés, que ce fut à Ramatuelle, ou sur l’île de Léo Ferré en Bretagne. De mon côté, le monde, ou le domaine des relations, se révélait, tandis que je me mettais à lire avidement et à écrire aussi, pour donner une sorte d’existence à mes perceptions ; je ne pourrais pas désigner exactement des auteurs favoris, je lisais tout un peu à l’avenant, mais il y avait certainement Bla ise Cendrars vers le haut de la liste, peut-être aussi Lawrence Durrell ; je m’ouvrais à la musique classique, Vivaldi et Bach surtout. L ’entrée dans l’adolescence soulevait tout le terrain et il me fallut traiter plus intimement avec cette double orienta tion que j’avais
23
déjà éprouvée depuis la petite enfance, mais à présent déclarée dans mes émotions et ma sensibilité, ou ma sensualité. Je n’étais pourtant ni bavard ni démonstratif, mais les amitiés et les liens se formaient comme d’eux -mêmes, chacun avec son propre caractère et sa propre atmosphère ; il y avait d’abord Stéphane : par une sorte de miracle, sans y réfléchir, nous sommes devenus chers l’un à l’autre et nous retrouvions souvent tous les deux seuls, chez lui surtout où il avait sa chambre, nos deux corps libérés, nos deux sexes dressés l’un à l’autre (la mère de Stéphane raconta à Colette un jour comme elle avait été émue de nous surprendre un matin, encore endormis enlacés) ; il y avait Nicole, une jeune fille plus âgée, qui fumait déjà à la sortie des classes, brune, élancée, ses beaux yeux bruns cernés, sa démarche, son écoute, son affection ; il y avait Guillaume aux yeux pers, une formidable attraction sans espoir ; et plusieurs autres qui occupaient des niveaux ou des degrés de proximité différents. Tout était chargé d’intensité, même ces moments d’ « ennui » adolescent étaient intensément pénibles ; les attirances étaient pour la plupart douloureuses et coûteuses ; les questions informulées faisaient pression comme de tous côtés ; parfois, la qualité de la pression changeait ou se déclarait autrement et je sentais conscrètement une autre position au-dessus, exactement au- dessus de la tête, que j’ai essayé de décrire à Colette à une ou deux reprises comme un autre « moi-même » qui me guidait, ou guiderait, ou savait – qui connaissait le chemin à suivre. Dans mes poèmes, je demandais ce qu’étaient la vie et la mort, qu’était -ce donc que cette cloison, cette autreté ? Et l’homme ou la femme, alors ?
Cette adolescence était une épreuve continue, une pesanteur obscure des déterminismes biologiques et des blessures
24
émotionnelles ; souvent je me détestais, détestais cette impuissance malsaine qui me rendaient la proie de tous les attachements, d’attractio ns obsessionnelles comme d’indifférences brutales, que ce fut de ma part ou de celle d’un autre ; une énergie maligne me poussait à m’investir sans compter dans ces détresses ou désespoirs relationnels. Chez « nous », j’occupais encore la loggia de l’atelier, juste au dessus de la chambre lambrissée de Colette et René ; on y accédait par un escalier encastré autour d’un pilier de bois clair ; ce n’était guère privé, mais c’était mon espace personnel ; il arriva que je cédais un jour au vertige de l’e sclavage affectif, je crois qu’il s’agissait de l’attirance dont je ne pouvais plus me défaire envers Guillaume, et je pris une lame de rasoir dans la salle de bains et, à genoux sur mon lit, à l’abri, je laissai la frénésie destructrice s’emparer de ma vo lonté consciente, je tailladai mon avant-bras gauche, deux, trois fois, puis le sang tout à coup gicla et je dus émettre une plainte ou un cri, car René s’est alerté – il était étrangement intuitif - , a monté l’escalier, constaté la situation et sans hésit ation m’a garrotté le bras solidement, et m’a entraîne jusqu’en bas dans la rue et dans sa voiture et à l’hôpital où il avait son service pour qu’on noue ou (j’ai oublié le terme exact) remette l’artère en marche et recouse la plaie ouverte. Rien ne fut dit par la suite, rien ne me fut demandé ; le danger était écarté, une certaine compréhension inarticulée a choisi le calme et le silence confiants. Mais je devais co-habiter avec une sorte de force contraire, qui semblait guetter chaque occasion de me … quo i, annihiler, anéantir, repousser, arrêter, détruire… ?
J’ai eu ainsi plusieurs accidents, et toujours cela pouvait se produire à travers ma propre faiblesse, c’est -à-dire que je ne
25
pouvais m’en prendre qu’à moi, qu’à un défaut ou une lacune de mon caractère. Il y a eu toutefois une tentative rémédiale indirecte de la part de Colette et René : ils mont encouragé à rencontrer, au moins quelques fois, une psychothérapeute : je me souviens d’une femme placide et longiligne à l’accent américain (portant un nom comme MacDougal ?) qui m’invitait à parler, à m’ « épancher », sans ordre prescrit ; je me suis vite lassé de l’exercice, mais il a probablement contribué à une certaine distanciation, un repositionnement vers une station d’observateur et d’étudiant de la vie et des mouvements et des énergies qui l’occupent et l’animent ; le pouvoir des attachements, de l’attachement en soi, comment il peut conduire à un tel enfer émotionnel que l’on se rue vers la seule issue, qui est violence, violence sur soi ou sur l’au tre. Je me suis mis à l’étude de ces attitudes en nous qui nourrissent la dépendance - la domination, la séduction, l’indifférence, le rejet, la soumission, l’ambiguité, le sens moral et le jugement – et peuvent dévaster une existence, et pour quoi ? J’ai cherché à identifier les conduites qui ne contribuent pas à ces esclavages ou ces démissions et me suis promis de ne jamais refuser, par de la froideur ou de l’opinion ou de la préférence, les besoins d’un autre être. C’est dans cette période assez critiqu e, je crois, que Colette a fait certains choix déterminants pour notre cheminement à venir ; d’une part elle a choisi d’être, avant tout et quoi qu’il arrive, mon amie, de me traiter comme son ami, de se confier à moi et d’être à l’écoute de mes propres or ientations, sans jamais les juger et en faisant de son mieux pour ne pas projeter ses anxiétés, ses inquiétudes ni ses craintes ; et d’autre part, elle s’est engagée dans une nouvelle aventure : elle est entrée en psychanalyse, en
26
prenant l’option d’une psychanalyse didactique, c’est -à- dire qu’il lui serait possible, à l’issue de cette expérience qui pourrait durer quelques années, de devenir elle-même psychanalyste. Elle a boulonné. Elle a creusé et cherché et marché. Et elle y est arrivée et, à l’âge de cinquante-cinq ans, sans aucune éducation préalable, elle est devenue psychanalyste avec les compliments et le respect de ses pairs, qui ont bientôt réalisé qu’en elle se formait une approche inédite et pleine d’enseignements. Ainsi, elle a pu graduellement « gagner » sa vie et son indépendance. Avec René et leur ami Paul, ils s’étaient déjà beaucoup intéressés à la médecine « psychosomatique », qui reflétait un progrés de la conscience collective et son aspiration ou son élan pour défaire la séparation entre le corps et la personne. Elle a bûché pour concilier et intégrer toutes les approches, se frayer un chemin qui soit le sien tout en respectant les règles et l’éthique communes et elle a acquis l’estime de beaucoup , par la qualité de ses observations et les résultats obtenus. Les semaines passaient, les trimestres et les transitions – classes, vacances, classes, la cinquième, la quatrième, la trosième – et je n’éprouvais aucun élan pour la suite logique de cette « éducation » qui me semblait plutôt un enfermement ou un endormissement, mais quoi d’autre ? On savait que j’aimais écrire et que j’y étais assez investi ; mais comment s’assurer que je serais assez équipé pour trouver ma voie dans ce monde ? Il y avait une charnière qui s’approchait vite, celle du Brevet, entre la trosième et la deuxième, avec un changement correspondant de lycée : je devrais m’inscrire au Lycée Henri IV, place du Panthéon, et passer mon brevet (BEPC, je crois) ; et je suis effectivement entré dans ce lycée légendaire mais j’ai rat é mon brevet, en grande partie parce que je ne me suis pas rendu à tous les examens.
27
Dans la foulée, plusieurs nouvelles rencontres se sont produites, avec des êtres plus adultes, en tous les cas plus âgés que moi (je paraissais aussi un peu plus avancé que mon âge réel) ; je fis connaissance avec les us et coutumes, c’était une sorte d’apprivoisement un peu hésitant, mais l’intensité en moi me faisait marcher et intégrer toutes ces expériences. Comme j’explorais déjà les lieux favoris – comme « La Coupole » à Montparnasse et, un peu plus tard, « Le Flore » à Saint Germain des Prés, on me trouva même un petit boulot de journalisme, dans une revue nouvellement fondée par d’Astier de la Vigerie – ça ne dura pas, mais j’eus quand même droit à un bulletin de paye. Il y avait, très présent durant dette transition, un homme de dix ans mon aîné, Gérard Faure, qui s’était épris de moi avec toute sa tendresse et son espoir, mais beaucoup de respect aussi et d’attention ; il me retrouvait à la sortie des classe s, jusqu’à ce que je quitte le lycée et cette avenue de « développement ». Et Colette et Paul, qui connaissait une femme agrégée de lettres qui était prête à agir auprès de moi comme une préceptrice à l’ancienne, Marie - Françoise Moretti, m’ont invité à la rencontrer , pensant que ce serait une approche plus motivante et intéressante du savoir ; et ils ont eu raison, car s’est nouée entre cette femme et moi une belle amitié ; elle était passionnée de la culture de la Grèce antique et, avec un sens de l’humou r irrésistible, rendait toute l’histoire de l’Occident intéressante ; elle s’était plus ou moins retirée de l’Education Nationale et souffrait presque constamment des séquelles d’une chute de montagne spectaculaire, des années plus tôt, qui lui avaient presque arraché une jambe ; elle boîtait beaucoup, avec panache, et devait combattre la douleur jour et nuit ; elle avait renoncé à se marier, mais avait adopté deux adolescents en difficulté – l’aînée,
28
Evelyn, apprenait assidument le violon jusqu’à ce qu’ell e ressente le besoin impérieux de rejoindre les Hopi aux Etats-unis, où elle devint joaillère et compagne auprès de l’un de leurs survivants, Charles Loloma.
Certains des cadres changèrent encore : Francis, toujours partant pour de nouveaux dialogues, souhaitant toujours encourager chacun à se réaliser en tant que sujet dans une société fraternelle, fut convié par André Malraux, alors Ministre de la Culture qui venait d’engager l’initiative des Maisons régionales de la Culture, à s’occuper avec Christiane de celle de Châlon sur Saone ; ils emmenagèrent donc dans une sorte d’immeuble sans intérêt, mais leur activité parmi et avec les artistes locaux et gens de théatre, valait le détour.
Olivier, Christiane, Francis et moi à Claouey
J’avais eu plusieurs accidents idiots, dûs entièrement à une sorte de paralysie des réflexes qui s’emparait de moi comme à dessein ; une fois déjà je m’étais cassé le bras gauche, apprenant à patiner sur la glace et essayant, sans savoir comment le faire, de laisser passer une jeune fille ; une autre fois, j’avais percuté un autre conducteur en me faufilant stupidement avec un vélomoteur emprunté sur la voie centrale du Boulevard, et
29
m’étais cassé le nez – que j’ai recassé en me persuadant de faire un exercice de gymnastique quelques années plus tard ; et un jour d’hiver, nous étions plusieurs à passer quelques jours à Zermatt en Suisse pour y faire du ski, il y avait entre autres Nicole et Guillaume et nous avions un peu bu et pas assez dormi la veille et j’ai décidé de faire une dernière descente alors que l’après - midi s’étirait, j’ai repris le remonte -pente et, seul sur la piste, me suis lancé et bientôt, dans la neige molle sur le côté, peut-être fatigué ou aveuglé par la luminosité, dans le silence de la montagne, mon ski droit s’est planté et tout le corps a pivoté autour avant de s’écrouler ; l’un de ceux qui veillent sur les pistes m’a bientôt découvert, et a filé demandé de l’aide par radio ; ils sont arrivés à quatre, deux femmes et deux hommes, skieurs professionnels, et m’ont étendu et harnaché sur une sorte de traîneau qu’ils tenaient entre eux, et nous avons ainsi fait une descente magique dans la vaste radiance du crépuscule et le seul son de leurs skis crissant sur la neige et la douceur fraternelle et tranquille de leurs regards ; c’était une fracture de la jambe droite, juste au-dessus de la cheville, en spirale, qui allait nécessiter six mois de port d’un plâtre du haut de la cuisse aux orteils. Peu de temps auparavant, le père de Colette était décédé (mon grand- père, je devrais dire, mais curieusement je n’ai qu’un souvenir très rudimentaire de lui,seulement d’une atmosphère et d’une altercation lorsqu’il avait voulu affirmer son autorité, chose que je refusais de quiconque, ce qui avait scellé la distance), et mamy désormais assez impotente, restait vivre en Bretagne, et ainsi je pus emménager dans la « chambre de bonne » au septième étage de l’immeuble, située au bout d’un long couloir desservant une série de ces chambres correspondant à chaque appartement ; c’était tout à fait plaisant, avec une fenêtre donnant sur le ciel et les pigeons ; mais l’ascenseur n’allait que
30
jusqu’au sixième et négocier plusieurs fois par jour un escalier bien raide avec un plâtre pareil relevait du défi, de même que l’usage des toilettes sans siège qui se trouvaient dans le couloir. Mais les uns et les autres défilaient dans ma petite chambre, mes amis de Paris, des amis comédiens de Châlon, et chacun inscrivait un message sur le plâtre. Je lisais toujours davantage et j’aimais beaucoup le cinéma aussi ; j’étais adorateur de ces grandes actrices qui étaient des déesses à mes yeux, Ava Gardner ou Jeanne Moreau, Lauren Bacall ou Jean Seberg, chacune était une merveille de générosité, de vivante élégance, de beauté exemplaire, de classe. Naturellement je me mis à lire des récits ou témoignages d’expéri ences « spirituelles » : depuis Lanza del Vasto à Ramakrishna, des Indiens Américains à Teilhard de Chardin, j’engrangeais, et où tout cela allait, toute cette information (comme on dit à présent), je n’en sais rien, mais le terrain était travaillé, labouré, retourné, sans cesse et dans une inexplicable mais constante tension.
D’autres rencontres se firent bientôt.
***
31
Orientation
Pour mes quatorze ans j’avais formé le projet de me « dépuceler » correctement, c’est -à-dire avec une fille ou une femme, pour être à la page et prêt à tout. L’occasion m’en fut donnée lors d’une visite d’été à Claouey, où une jeune fille plus âgée, de nature assez passive ou presque léthargique, mais complice et volontaire, s’était rendue disponible ; mais je n’y avais trouvé aucun plaisir, c’était presque mécanique et elle était trop ouverte, trop soumise, il n’y avait eu aucun sens d’un passage ou d’un c hangement physique initiateur. Il a fallu attendre un peu ; ce fut Ode qui, je crois, m’a le mieux introduit à la dimension de l’acte sexuel entre un homme et une femme, comme ce fut elle qui m’initia au haschich, à l’herbe, et un peu plus tard au LSD. Ode était aussi d’une dizaine d’années plus âgée, une aventurière d’origine marocaine, juive arabe aux traits typés, de grands yeux noirs étincelants, une chaleur corporelle émanant d’elle, une énergie farouche, et une insolite élégance. Elle n’était pas gran de, ni très charnue, mais sa présence physique était vibrante. C’était l’époque des bourlingueurs opiomanes et elle avait été la compagne de l’un d’eux (Gabriel P.) ; il y avait une mystique dans ses gestes et ses actions, un sens du rituel lorsqu’elle m’ invitait à partager une expérience ou une autre, elle avait brisé des barrières, beaucoup exploré et appris à ne pas trop attendre d’autrui. Elle était excellente photographe, comme l’était son amie Fiametta, et c’est ainsi surtout qu’elle assurait son bud get.
32
Photographié par Ode en train de rouler une cigarette spéciale !
Ode et moi à « La Coupole »
33
Photographie par Ode
Nous fîmes bientôt quelques voyages ensemble, en Afrique du Nord ; c’est au Maroc qu’elle me perça les lobes des oreilles et que je portai mes premiers anneaux ; elle était d’apparence plus arabe que juive, contrairement à sa sœur, et cela nous valut parfois de sévères réprobations – comment une femme arabe osait- elle se comporter ainsi, s’exposer en compagnie d’un infidèle ! -, mais elle savait parler avec respect et intelligence et, même dans le Sud du Maroc, dans la région de Ouarzazate avec ses fortins de terre rouge, nous reçumes souvent l’hospitalité de ces gens silencieux et nobles. En Algérie une autre fois, je me souviens d’être comme aspiré par l’approche du désert, alors que nous roulions à l’avant d’un gros camion dont le conducteur nous avait pris en pitié - loin de tout sur le bord de la route -, ouvrant tout grands mes yeux vers les dunes enfin se profilant contre le ciel de fonte et, un peu plus tard, ébloui par les remparts ocre de Ghardaïa. Ces dunes et ce désert étaient changeants, selon la constitution des sols je suppose, i l y en avait de sombres, d’un bleu de nuit, il y en avait de grises et d ’orangées, rosissant au soir ; j’aimais le rythme des humains, pour la première fois je découvrai la possibilité concrète d’une harmonie des corps, ces grandes robes blanches, ces tein ts
34
cuivrés, une sensualité retenue et austère, l’appel du muezzin dans le silence, la nourriture servie et prise de la main, tous réunis en cercle, les effluves des épices et le goût des dattes et du thé vert, les petites pipes d’argile. Notre troisième escapade se fit en Tunisie, surtout dans les monts du Nord, où Francis m’avait recommandé l’adresse d’un ami prêtre instituteur dans un village kabyle, si je me souviens bien, un homme libre de jugement heureusement car nous étions tous deux avides d’exploration l’un de l’autre. Retraçant ces étapes et ces moments relationnels, les descriptions rudimentaires que je peux en faire à présent sans les altérer sembleraient indiquer une adolescence surchargée et, quel est le terme, plutôt dissolue, et je ne sais pas bien comment les égrener dans l’ordre séquentiel correct ; tout se chevauche et s’empiète et se surplombe et cependant, si j’ai le souvenir intérieur d’une grande tension, ce n’était ni désordonné, ni agité. Durant ces quelques années, de l’âge de quatorze à celui de dix huit ans, le nombre et la diversité des expériences est peut-être extraordinaire mais, dans le fait intérieur c’était plutôt éprouvé comme un déploiement naturel et il m’a toujours été difficile, presque incompréhensible, de concevoir des relations exclusives : plutôt n’en avoir aucune, que d’en avoir d’une seule sorte ! Et ainsi, il n’y avait pas qu’Ode : un jour où je déambulais sur le boulevard, probablement plus réceptif aux regards ou aux postures masculin s, je m’aperçus que j’étais suivi… par une jeune femme ! Et, dés qu’elle vit que je l’avais remarquée, elle s’approcha, franche et douce à la fois ; elle se nommait Anne, ou Annette Frey, plus âgée de quelques années, audacieuse et droite, son corps un peu athlétique, un beau visage habité ; il y avait un côté garçon en elle et aussi une profonde douceur sans espoir, prête à tout sans y croire, elle devint une compagne
35
souvent jalouse et intrépide et fidèle à sa manière, quoiqu’il arrive. Mais il y avait aussi quelque aveuglement en elle, qui la porta quelquefois à jouer un rôle ambivalent, ou à canaliser une adversité envers ma personne physique : quand elle était près de moi, on aurait pu aussi bien afficher « danger », même si elle aurait tout fait pour me contenter. Il y eut Sandro Mihran, un homme très typé, très tranquille, magnifique, sa peau comme de l’ambre, d’origine anatolienne ou arménienne je crois, qui vécut plus tard au Pérou ; notre rencontre fut douce et confiante et nous nous retrouvions parfois dans un appartement appartenant à un cousin de René sur le Boulevard Saint-Germain, bondé de meubles antiques et de tableaux ; nous parlions peu, ce n’était pas nécessaire, c’était comme une échappée de tendresse conciliante et reconnaissante, libre de toute demande. Il y avait Emil Cadoo, un photographe noir-américain, qui avait souhaité trouver avec moi un couple stable, sans oser vraiment le déclarer – ce fut le seul homme que je laissai me pénétrer, pour son honneur. Nous allions parfois en voiture jusqu’à la mer, ou nous retrouvions dans son studio, à Saint-Germain également. Il naviguait dans un milieu dont je ne connus que les orées (surtout des gens de son métier et des modèle au physique extraordinaire, ainsi cette jeune Africaine presque d’ébène, si grande et souple comme une liane et si naïve dans ce monde ; c’était plutôt moi qui l’emmenais en vadrouille et parfois pour une virée en voiture jusqu’à la mer ; il était disponible et plus convivial que je ne le serais jamais.
Voici quelques photographies par Emil
36
37
Ayant quitté le lycée, e t les rails de la normalité, je m’étais assigné plusieurs activités ; j’ai ainsi écrit deux longs essais poétiques, l’histoire d’une femme (que j’ai rencontrée plus tard) et celle d’un couple d’hommes, essais qui devaient être trop diffus et mal équarris, mais qui ont évoqué un certain respect chez les quelques lecteurs et lectrices qui ont bien voulu alors s’y intéresser ; ceci d’ailleurs m’a valu d’être un jour invité à un « cocktail » d’une maison d’édition s, où Francis était aussi convié : j’avais dû rassembler quelques vêtements un peu présentables sans toutefois me plier aux conventions, il y avait à boire et toutes sortes de personnages effusifs et colorés et parmi eux une exquise jeune femme brune en ro be jaune d’or portant un vaste collier de pièces d’or ouvragé, Catherine Prassinos (fille d ’ un peintre grec de renom), qui par la suite attendit trop de moi. Après quelques rendez-vous – elle habitait une maison dans une petite impasse pour artistes -, nous voulûmes voyager ensemble
38
dans le Sud, peut-être aller en Espagne mais, une fois dans le train, Anne nous y rejoignit, de sa propre volition et sans avertir, et ce périple à trois prit une autre tournure, entre le burlesque et l’absurde, car Anne savait faire dans le spectaculaire ; ainsi un après-midi, nous étions logés dans un petit port et la chambre donnait sur les eaux de la petite baie et … sur Anne, son corps flottant inanimé ; il fallut l’accompagner d’urgence à l’hôpital où on lui fit un lavage d’estomac ; à peine remise, elle s’en échappa en courant pour nous rejoindre ; c’en fut trop pour Catherine qui retourna à Paris ; un peu plus tard, Anne et moi avions échoué à Cadaquès – René m’avait donné l’adresse de Guite et henri François Rey, tout près du domaine de Salvador Dali, avec son « cimetière de racines » que j’ai beaucou apprécié – et là, un soir, j ’eus la piteuse inspiration d’ « emprunter » une belle petite voiture de sport, une Triumph décapotable, et nous roulâmes, un peu ivres, dans les collines, un peu trop vite aussi (je me fis mal au dos sur un cahot soudain de la route) et lorsque nous revînmes pour rendre la voiture, deux policiers espagnols, probablement moustachus, me cueillirent et m’emmenèrent dans une petite prison assez pittoresque où je restai presque deux jours, je crois, jusqu’à ce que Guite et son fils, Jérôme, aient suffisamment plaidé ma cause, en espagnol courant et respectue ux, et ils purent m’en sortir. Puis ce furent les îles de Formentera et d’Ibiza, où je pus danser autant que je le voulais et fis la brève rencontre d’un jeune homme très libre et affectueux. Mais j’avais aussi choisi d’apprendre à tisser et à travailler l e cuir, deux « métiers » que je pouvais pratiquer seul dans ma chambre, créant des bandes de tissu, ou des sacs et pochettes singuliers. Et il y avait les fréquentes sessions avec Marie-Françoise, que j’avais associée avec deux sujets d’études à la Sorbonn e, les Cathares d’une part (elle m’apprenait à lire le latin et déchiffrer le
39
Made with FlippingBook flipbook maker